La violence sexuelle n’a pas de genre

< Revenir à la recherche

Céline BARDET est juriste et enquêtrice, spécialisée sur les crimes de guerre. Elle a fondé l’ONG WWoW (We are NOT Weapons of War) qui a créé le “BackUp”, une plateforme numérique sécurisée qui permet de recueillir la parole des victimes de viols de guerre, de faciliter leur accès à des services et de sécuriser des éléments de preuve.

1/ La communauté internationale se mobilise de plus en plus contre le viol de guerre, pour autant, le cas des hommes comme victimes reste peu évoqué. Comment l’expliquez-vous ?

J’aborde le viol de guerre par le prisme du crime et non via le genre de la victime. Il n’y a pas d’échelle de gravité à faire à ce niveau, toute personne qui en est victime devrait obtenir justice.

En 1993, Cherif Bassiouni, Rapporteur de l’ONU pour la Commission d’enquête sur la Bosnie‑Herzégovine, est l’un des premiers à parler des « camps de viols ». Dans son rapport, il énonce clairement le fait que les violences sexuelles en conflit doivent être abordées de manière non genrée. Le viol de guerre a des objectifs de terreur et de destruction, quel que soit le sexe de la victime.

2/ Quelle est la conséquence sur le terrain de cette association systématique du viol de guerre à la question des femmes ?

Beaucoup des dispositifs en mesure de traiter de la question des violences sexuelles sont spécifiquement destinés aux femmes. Même si cela reste insuffisant, elles ont des espaces où trouver un personnel attentif aux violences sexuelles qu’elles ont subies.

A contrario, les hommes se retrouvent assez démunis lorsqu’ils souhaitent parler et être soignés. Associer les viols de guerre uniquement aux femmes renforce le silence et le tabou déjà pesants chez les hommes victimes qui ne trouvent pas d’espaces ni de lieux adaptés pour pouvoir parler et être pris en charge. Le point d’entrée principal pour les identifier est souvent la consultation médicale car les blessures sont telles qu’ils n’ont pas d’autres choix que d’aller voir un médecin. Généralement, il n’est pas formé pour répondre à leurs besoins alors que c’est exactement par ce biais que l’occasion d’évoquer leur souffrance se présente.

3/ On entend souvent dire que les hommes ne parlent pas. Vous avez pourtant recueilli les témoignages d’hommes victimes dans différents pays en crise. Quel est votre constat ?

La question de la parole est très intéressante car le problème qui se pose aux hommes n’est pas de dire mais de trouver l’opportunité ou même l’espace pour que leur parole soit recueillie. La particularité des violences sexuelles est de créer un sentiment de honte et de culpabilité très fort et donc, difficile à extérioriser. S’exprimer sur ces questions-là est éprouvant et cela, autant pour un homme que pour une femme.  

En Libye, si j’ai remarqué que les hommes n’avaient pas de difficultés à me parler, j’ai aussi pu noter que cette démarche répondait à un objectif bien précis : ils cherchent à ce que justice leur soit rendue. Ils acceptent de parler parce qu’ils rencontrent un problème qu’ils ne peuvent pas résoudre seuls. Par la suite, ils ne veulent plus entendre parler des événements qu’ils auront décrits. Très souvent, ils ne souhaitent pas d’appui psychologique mais une réponse de la justice. C’est la raison pour laquelle il faut des outils qui permettent de saisir cette parole dès qu’elle émerge, d’où la création du BackUp [1].

Les Libyens que j’ai rencontré sont très attachés à ce que l’on poursuive les responsables qui ont soit ordonné les viols, soit laissé faire. Cela va au-delà des auteurs même des crimes.

4/ Pourquoi les hommes sont aussi les cibles de ces crimes ? Est-ce un phénomène nouveau ?

Non, pendant la seconde guerre mondiale, des hommes ont été violés. Mais ce n’est qu’en 1997 que cette réalité a été reconnue dans le cadre d’un conflit en qualité de crimes de guerre (TPIY, affaire Tadic).[2]

Le viol comme arme de guerre est pensé, organisé et répond à une stratégie. Il a une signification sociale variable selon le contexte dans lequel il s’inscrit. À travers mon expérience, j’ai pu noter que les pays dans lesquels le viol est utilisé comme arme de guerre sont très marqués par des stéréotypes sexués. En Ouganda par exemple, les personnes homosexuelles sont exclues de la société. Dans l’imaginaire de la population ougandaise, un homme violé est un homme qui est rendu homosexuel, sa mise au ban est donc inévitable. En plus de l’acte lui-même, les victimes subissent également l’isolement du reste de leur communauté.

En Libye, je fais le même constat. Beaucoup d’hommes m’ont dit : « On m’a fait quelque chose contre nature ». Ils se sentent humiliés et ont le sentiment que leur dignité a été atteinte ; ce qui entretient leur silence. Depuis 2014, le viol est devenu là-bas un outil de destruction d’opposants politiques ou de revanche entre tribus. Et il est, évidemment, une torture. Les auteurs cherchent à rendre publiques ces scènes d’une extrême violence. Les actes sont filmés et la milice responsable diffuse ensuite la vidéo de sorte à faire une démonstration de son pouvoir.

Ce n’est donc pas un phénomène nouveau. En revanche, son caractère endémique et quasi systématique dans les conflits armés est récent et plus qu’inquiétant.

5/ Les violences sexuelles dont vous nous faites part s’inscrivent dans un contexte de conflit, il faut donc les distinguer des violences sexuelles qui pourraient relever du droit commun. Pourquoi faudrait-il mobiliser la justice pénale internationale pour traiter de cette problématique ?

D’abord parce que ce sont des éléments de crimes internationaux qui peuvent être jugés par la CPI (Cour pénale internationale) comme par d’autres tribunaux nationaux ou hybrides. Il faut donc déterminer qui est compétent. Ensuite, les victimes ont besoin que justice leur soit rendue. Les autorités de certains pays ne peuvent ou ne veulent pas répondre à ce besoin de lutter contre l’impunité. Les Syriens comme les Libyens que j’ai pu rencontrer souhaitent que les responsables soient condamnés ; tant les exécutants que les hauts responsables. Il faut donc remonter la chaîne de commandement pour arriver au supérieur hiérarchique.

La difficulté relevée par la Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, consiste à réunir suffisamment de preuves pertinentes et surtout, à pouvoir relier ces faits directement aux individus qui en sont responsables, donc à pouvoir d’abord les identifier. C’est pour cette raison qu’il me semble primordial de donner la voix aux victimes et donc, un espace de parole, mais aussi et surtout des voies de recours innovantes devant les institutions judiciaires, comme une plus grande accessibilité à la CPI.

6/ Que préconisez-vous ?

Je pense qu’il est essentiel :

  • de mieux écouter les victimes et de centraliser ces témoignages. L’outil que nous avons créé, le BackUp, permet de témoigner des violences subies via un téléphone portable, une tablette ou un ordinateur. Il fonctionne aussi sans connexion, les informations sont géolocalisées, sécurisées et supprimées du support dès qu’elles sont envoyées. Le processus est alors enclenché : à partir de ce message, la victime pourra ensuite recevoir de l’aide de la part des structures et associations qui agissent au niveau local via des réseaux que l’on forme. Cet outil répond également à une autre préoccupation majeure : éviter à la victime de témoigner de ce qu’elle a subi à de multiples reprises, ce qui la traumatise à nouveau et l’empêche de se reconstruire. Le BackUp pourrait limiter les répétitions qui sont douloureuses et inutiles ;
  • d’agir de manière collaborative. Pour répondre aux problématiques posées par cette violence spécifique, il faut pouvoir coordonner les actions et renforcer les compétences pour agir collectivement ;
  • et enfin, de déconstruire l’idée selon laquelle la personne violée est un paria. Pour cette raison, le travail de sensibilisation auprès des acteurs locaux est impératif. En Libye par exemple, il pourrait être intéressant de travailler avec les chefs de tribus claniques car ils ont un pouvoir d’influence très fort et pourraient donc aider à faire bouger les mentalités. Il faut sortir du tabou. Les victimes veulent une réaction face aux atrocités qu’elles ont subies. Or, le temps long de la justice ne correspond pas forcément à leurs besoins immédiats. Il faut pouvoir composer avec ces deux temporalités : celle de la victime et celle de la justice pénale internationale.

Entretien avec Céline Bardet

Pour aller plus loin :
Consulter le site www.notaweaponofwar.org
Consulter le rapport de Mme Sarah Chinowet, « Sexual violence against men and boys in conflict and forced displacement: implications for the health sector”
Consulter les travaux de l’ONG « All Survivors » dédiés aux hommes victimes de viols de guerre  https://allsurvivorsproject.org/
Dernier rapport de l’ONG Trial (avril 2019)  : https://trialinternational.org/fr/latest-post/la-poursuite-des-violences-sexuelles-comme-crime-international-une-analyse-des-affaires-de-2018/
Anatomie d’un crime : film réalisé par Cécile ALLEGRA et co-écrit par Céline BARDET révélant le viol des hommes en Libye .


[1] La présentation détaillée de l’outil numérique « Back Up » est consultable sur ce lien https://www.notaweaponofwar.org/actions/back-up-project/presentation-generale/

[2] Affaire Tadic (IT-94-1-A, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Arrêt, 15 juillet 1999). Notons également que le statut du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a inclus le viol parmi les crimes contre l’humanité, parallèlement à d’autres crimes comme la torture et l’extermination, quand il est commis dans un conflit armé et dirigé contre une population civile.