La zone grise

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Dans le sens commun, une zone grise est la zone intermédiaire entre deux extrêmes, c’est-à-dire une alternative au « tout noir ou tout blanc ». Pour Primo Levi, il s’agit d’une sorte de bande « aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves.[1] ». La zone grise pourrait donc être ce champ où les contours, les frontières entre le moi et les autres se dissolvent. L’angoisse fait alors son apparition et le rapport au temps se modifie.

Depuis notre naissance, nous traversons des frontières, le plus souvent invisibles. Georges Perec écrivait que « vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner[2] ». En effet, il existe des frontières qui échappent à notre perception. Freud employait un terme : unheimlich, « l’inquiétante étrangeté ». Autrement dit, ce qui était familier (heim) à un moment donné dévie pour l’enfant vers une énigme, quelque chose d’inquiétant. Le franchissement d’une frontière engendre alors un effacement de cette dernière où la différence entre l’extérieur et l’intérieur interroge le sujet. Cette continuité entre les deux, interne et externe, pose la question de : « Qui suis-je ? » « moi » « Et qui est toi ? ».

Dans les expériences dites traumatiques, le sujet n’est plus dans l’étrangeté. Il ne peut pas savoir ce qui est extérieur à lui ou intime. Lacan traduit ces termes sous le néologisme extime. L’exemple princeps est le cas Emma de Freud. A 8 ans, Emma quitte sa maison pour aller chercher des friandises, mais, sa vie bascule soudain au moment où le vendeur pose sa main sur ses organes génitaux à travers sa robe. Rien ne précède à la rencontre traumatique. Emma s’exile de son propre corps, de sa subjectivité. Plus rien n’est en ordre dans son monde. Elle est rentrée, malgré elle, dans le désir de l’autre, mise à la place d’objet. Le lendemain, elle retourne à la boutique, comme pour tenter de retrouver ce qu’elle avait perdu. Elle n’est plus à sa place, elle se tait, elle est interdite de parole. La vie d’Emma n’est plus en noir et blanc, elle est passée en zone grise. Plusieurs années plus tard, Emma ne peut entrer seule dans une boutique. Elle en impute la cause à une scène survenue à ses treize ans, où des commerçants rient lorsqu’elle entre dans le magasin. Le rire est le point commun qui relie ces deux scènes, celles de ses 8 ans puis de ses 13 ans. Mais là n’est pourtant pas l’essentiel de ce qui empêche Emma de pénétrer seule dans une boutique. C’est l’émoi[3] sexuel éprouvé qui l’entrave. Il arrive que certaines expériences du passé restent endormies et traversent les frontières du temps pour se retrouver dans le présent sous la forme d’un symptôme.

Dans le traumatisme, nous rencontrons souvent les mêmes thèmes qui circulent que dans la phobie : les frontières, les limites et le franchissement. L’extérieur devient hostile et dangereux parce que l’enfant est confronté à une expérience sans limite. La phobie se déclenche dans l’espace parce que c’est l’espace de l’autre, l’exemple d’Emma est très clair sur ce point, les signifiants : « boutique » et « rire » prennent un poids particulier dans sa vie. Un espace banal devient menaçant, abyssal. Dans le trauma, il y a énigme, manque de savoir, manque de mots.

Un témoignage de cet abîme, nous le trouvons dans le livre Triste tigre. L’autrice, de manière remarquable, nous montre comment face à la situation traumatique, l’abus de son beau-père dans le cas de Neige Sinno, l’enfant est seul, éternellement seul. Je la cite :

« L’enfant, lui, vit en noir et blanc. Même si on ne peut pas dire que la porte était grande ouverte, n’est-il pas possible qu’elle ait été un peu entrouverte ? […] Par mégarde ou par peur de représailles, tu n’avais pas fermé à clef. Comment être sûr ? Tandis que si on statue depuis le départ qu’il n’est pas question de savoir si c’était ouvert ou pas, si la porte a été forcée ou poussée doucement, puisqu’il n’y a pas de porte […] C’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. [4]»

Absence de l’Autre, absence d’une poignée, d’un bord qu’elle puisse attraper pour sortir. Dans la phobie, un choix se porte sur un animal phobique car cet objet externe permet de dompter l’espace pour lui donner une limite. C’est grâce à lui que l’enfant va construire une frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Dans son livre, Neige Sinno choisit le tigre comme porte de sortie, comme fil pour marcher entre deux abîmes.

A partir de ce moment-là, la question est comment quitter la situation traumatique ? Même si on se déplace, même, si on arrive à traverser les frontières, les pays et les langues, quelque chose persiste, continue à ne pas s’écrire, quelque chose reste en éveil, hors inscription.

C’est l’histoire d’Amed, né en Syrie dans une période trouble de son pays. Une nuit, une bombe tombe sur le logement de la famille. La sœur d’Amed prend feu et tous sont évacués en urgence dans un autre pays. Ils arrivent en France grâce à un convoi humanitaire. Amed a alors 6 ans. Le grand changement pour toute la famille est l’entrée à l’école. La vie est à présent rythmée autrement. Amed n’a aucun repère, la maîtresse est dépassée et fait appel à notre Centre. Amed n’a aucune maîtrise de son corps, il n’arrive pas à rester assis, il est toujours dans une grande agitation. Un lent et long travail commence pour délimiter les frontières de son corps et le corps de l’autre. Il colle les adultes, sa maîtresse, l’animatrice, il n’a pas d’autres moyens d’expression. A la maison, il n’y a pas de règles, comme en Syrie. Les enfants mangent chacun à la demande, vont dormir quand ils le veulent. Les parents ne veulent pas les empêcher de faire des choses, alors qu’ils ont vécu en réclusion longtemps.

En séance, Amed touche à tout, bouge partout, occupe l’espace mais ne parvient pas à se poser. Quelque chose l’inquiète en permanence. Un jour, il trouve une poupée Barbie et soudain tout change. Il prend la pâte à modeler et la colle sur le visage de la poupée. Il me la donne et dit : ma sœur. En effet, le visage de sa sœur avait été brûlé, il faisait tache, zone grise. Son angoisse permanente était en lien avec le bombardement, mais aussi avec le regard que toute la famille posait sur elle au détriment des autres. Amed était devenu anonyme, invisible. L’inquiétude des parents pour la fillette prenait toute la place ; le corps d’Amed étant oublié, mis à côté. Après plusieurs rencontres avec les parents et des échanges avec l’école, des heures ont été délimitées dans la journée pour jouer, pour se reposer, mais aussi des espaces physiques dans la maison pour travailler, pour dormir, etc. Le chargement d’Amed a été très rapide et étonnant à l’école. Il a réussi à sortir de cette zone grise et retrouver une place dans le désir de ses parents, celui qu’il devienne grand.

S’il est important de proposer des frontières symboliques, il ne faut pas négliger cette zone grise dans laquelle la dépendance des enfants aux parents peut faire symptôme. Il s’agit d’une « dépendance de son amour, c’est-à-dire du désir de son désir[5]». Dans toutes les histoires de frontières, d’exils, de traversée, ce qui reste essentiel à ne pas oublier pour un enfant, c’est que la constitution subjective implique la relation à un désir qui ne soit pas anonyme.

Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste


[1] Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, 1989, p.42

[2] Georges Perec, Espèces d’espace, Paris, Galilée, 1974, p.16.

[3] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 360. L’émoi, n’est pas de l’ordre de l’émotion mais d’un céder, d’un hors soi, hors moi.

[4] Sinno Neige, Triste Tigre, Paris, P.O.L, 2023, p.83

[5] Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, p.554.