En octobre 2019, Boussad Cherfi se rend au tribunal judiciaire de Paris. Il y est convoqué à sa demande pour une audience qui l’oppose à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), la caisse de retraite de la sécurité sociale, auprès de laquelle il a déposé une demande d’Allocation de solidarité pour personnes âgées (ASPA), souvent nommée « minimum vieillesse », en août 2016. Bien qu’à cette date le droit à l’ASPA lui ait finalement été accordé, Boussad Cherfi se rend à l’audience en espérant que la CNAV sera condamnée à le dédommager pour le mauvais traitement qu’il a subi. Car durant les trois ans qui ont précédé, ses difficultés à accéder à l’ASPA, largement produites par l’administration, ont généré diverses difficultés qui ont progressivement et considérablement dégradé ses conditions de vie. Ces difficultés, restituées dans la première partie de cet article, permettent d’illustrer la déstabilisation potentielle que constitue la retraite pour les personnes immigrées (dont les personnes exilées). Celles-ci sont en effet particulièrement visées par les procédures de contrôle mises en place par l’administration, pour un ensemble de raisons présentées dans la deuxième partie du texte[1].
Des difficultés d’accès à la retraite et leurs effets
Immigré algérien né en 1951, s’étant stabilisé en France au début des années 2000, M. Cherfi a fait une courte carrière dans le domaine de la sécurité. Au moment de son départ en retraite en 2016, il travaille comme chef d’équipe, et vit dans un appartement HLM de Paris. Ces éléments lui assurent alors une relative stabilité par rapport à la précarité vécue auparavant. Son ascension sociale tardive est toutefois remise en cause par la retraite : en raison de sa courte carrière (62 trimestres de cotisation), M. Cherfi ne perçoit qu’une pension mensuelle de 221 € de la CNAV, à laquelle s’ajoutent 80 € de retraite complémentaire. En conséquence, il continue à travailler à temps partiel après avoir liquidé sa retraite, mais finit par mettre un terme à son contrat de travail en novembre 2016 pour bénéficier de l’ASPA.
Or, un an plus tard, il n’a toujours pas reçu de réponse de la CNAV concernant l’ASPA. Il se rend régulièrement auprès des services sociaux de sa mairie, qui l’aident ponctuellement, mais n’ont pas de solution pour accélérer le traitement de sa demande. Il contacte alors le Collectif des accidentés du travail et des retraités pour l’égalité des droits (CATRED), une association spécialisée dans les procédures de recours auprès des organismes de sécurité sociale. C’est seulement après une longue série d’échanges avec la CNAV, la transmission répétée d’un même document attestant sa domiciliation, que Boussad Cherfi reçoit finalement une réponse, deux ans après la demande initiale : c’est un refus. Celui-ci est justifié par l’instabilité de sa résidence en France. Or, M. Cherfi n’a quitté la France que quelques jours durant les dernières années. Avec le soutien du CATRED, il formule un recours auprès du tribunal judiciaire de Paris, qui aboutit au versement de l’ASPA encore un an plus tard, en 2019.
Durant ces trois années d’attente, M. Cherfi a vécu avec sa maigre retraite, tout en ayant la charge d’un fils handicapé. Malgré son accès au RSA à partir de fin 2017, il s’est endetté auprès d’ami·e.s et de proches, sans avoir la certitude de pouvoir un jour les rembourser. Faute de moyens, il renonce à rendre visite à sa famille à l’étranger. Lorsque je le rencontre, il me dit se sentir « comme un mendiant » et évoque avec nostalgie l’époque pourtant proche où il pouvait encore compter sur ses revenus de salarié.
Une partie de la situation vécue par M. Cherfi n’a rien d’exceptionnel : le passage à la retraite s’accompagne généralement de la fin du statut et des ressources sociales liées à la profession exercée et d’une diminution conséquente du niveau de vie. Mais, ici, les pertes de M. Cherfi sont amplifiées par sa fragilité financière, le handicap de son fils, et la défaillance voire la maltraitance de l’institution chargée de protéger les retraité·e.s les plus vulnérables. C’est seulement l’intervention de la Justice, obtenue grâce au soutien de longue haleine du CATRED, qui lui permet finalement d’accéder au droit, et d’être indemnisé pour le préjudice subi.
Le surcontrôle des retraité·es étranger·es
Depuis une dizaine d’années, un nombre croissant d’associations spécialisées dans le suivi social de personnes immigrées remarquent des difficultés au moment de la retraite. Elles résultent du traitement différentiel et discriminatoire que l’administration réserve aux demandes des personnes immigrées, et donc aux exilé·e.s politiques.
De nombreuses procédures de contrôle des assuré·e.s, particulièrement développées par l’administration depuis la fin des années 2000, se combinent, en effet, pour produire ce traitement différentiel. C’est d’abord au moment de la régularisation de leur carrière (l’enregistrement de l’ensemble des droits à pension d’un·e assuré·e), préalable à la liquidation de la retraite, que les étrangèr·e.s sont davantage soumis aux contrôles. Cela peut être en raison d’une mauvaise identification des personnes par la CNAV, particulièrement fréquente pour les étrangers (qui mène à des « mélange de comptes »). Ou encore, leur carrière étant moins continue, leur dossier peut entrer dans la catégorie de « carrière à risque » qui impose aux demandeur·euse.s de fournir davantage de preuves des cotisations réalisées. Ces procédures imposent aux personnes concernées de produire par elles-mêmes les preuves de leurs cotisations. Or, elles concernent précisément des personnes qui ont souvent connu la précarité ou le chômage, ont eu une multiplicité d’employeurs et de statuts, et ont parfois subi une instabilité résidentielle qui rendent l’archivage de leurs bulletins de salaire plus incertain. Le fait d’avoir effectué une partie de sa carrière à l’étranger impose également des conditions de liquidations particulières, qui dépendent des pays concernés, et peuvent allonger le temps d’accès aux droits.
En raison de carrières plus courtes et de salaires plus faibles que la moyenne des assuré·e.s, les retraité·e.s immigré·e.s sont également particulièrement concerné·e.s par certains dispositifs spécifiques davantage soumis aux contrôles. C’est notamment le cas de la pension de réversion et du minimum vieillesse. Ces deux dispositifs sont de nature très différente : le premier, dit « contributif », relève de l’assurance et est exportable à l’étranger, tandis que le second, dit « non-contributif », est financé par l’impôt et est soumis à une condition de résidence sur le territoire français, étendue de 6 à 9 mois par an suite à la dernière réforme des retraites. Mais, dans les deux cas, on ne peut y prétendre qu’en-deçà d’un certain niveau de richesse. Le respect de ces conditions doit être vérifié en permanence, ce qui justifie la réalisation de contrôles a posteriori, après l’accès aux droits, dont l’intensité s’est accrue avec l’essor des moyens humains et techniques mis à disposition de l’administration dans le but de contrôler les bénéficiaires. Les outils de ciblage développés par l’administration, fondés sur des techniques statistiques de data mining permises par l’abondance des données résultant de l’échange de fichiers individuels entre administrations, conduisent à sur-sélectionner les personnes immigrées pour le contrôle. À ces contrôles sont associés de plus en plus fréquemment des qualifications de « fraude » qui ont non seulement des conséquences financières pour les bénéficiaires, mais les inscrit également à la « base nationale de signalements de fraude » (BNSF), fichier faisant lui-même l’objet d’une diffusion auprès d’autres administrations.
Par ailleurs, l’accès des étrangers au minimum vieillesse (obtenu en droit en 1998 à la suite d’un long combat associatif), a fait l’objet, dès les années 2000 de procédures de contrôle de leur résidence sur le territoire français. Les personnes immigrées, qui constituaient en 2001 l’intégralité des cibles de contrôles de résidence réalisés en Île-de-France, continuent à en être les cibles privilégiées.
Parallèlement à cet essor du contrôle, la CNAV, à partir des années 2010, a largement restreint l’accueil physique en agence et totalement interrompu l’accueil dit libre. Cela a produit une distance importante entre l’administration et ses administré·e.s qui, comme M. Cherfi, peuvent être maintenu·e.s dans l’incertitude quant à l’issue de leur demande pendant un temps indéterminé, sans avoir la possibilité de rencontrer directement un·e agent·e de l’administration. Pour ces raisons, l’accès à la retraite représente pour les personnes exilées un risque de discrimination produisant une déstabilisation sociale importante, que l’action des associations mobilisées sur le sujet ne permet qu’en partie d’atténuer.
Paul Hobeika, Docteur en sociologie
[1] Les analyses présentées ici reprennent les résultats d’un travail de thèse en sociologie fondé sur une enquête ethnographique et statistique sur l’accès aux droits à la retraite, ainsi que sur une bibliographie pluridisciplinaire : Paul Hobeika, Pensions incomplètes. Production et invisibilisation des inégalités face à la retraite en France, Université Paris 8, 2024.
Pour une analyse juridique de l’évolution du droit à la protection sociale des étranger·e.s, et notamment à la retraite, on renvoie à la thèse de droit de Lola Isidro, L’Etranger et la Protection sociale, Paris, Dalloz, « Nouvelle Bibliothèque des thèses », 167, 2017.