L’aventure d’Ulysse : d’un communautaire thérapeutique à l’autre

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A la fin de mes études de psychologie, pour éviter le service militaire (à l’époque obligatoire en Belgique), je prends prétexte d’une objection de conscience pour faire un service civil, dans une structure de soin, où je pourrai commencer l’exercice de mon métier de psychologue. Le refus de prendre les armes guide mes pas vers le Foyer de l’Equipe, communauté thérapeutique qui propose un encadrement inspiré de la psychothérapie institutionnelle pour des sujets psychotiques. J’’ai ainsi été à la rencontre du monde de la psychose et de son traitement original, par la mise en place d’un contexte où les relations interhumaines apparaîtraient moins dangereuses, envahissantes, où l’institution ferait tiers, et les soignants n’hésiteraient pas à se mettre aux côtés du sujet, face à ceux qui de l’extérieur, le menacent. C’est là que j’ai rencontré Alfredo Zenoni[i], psychanalyste, mais aussi responsable thérapeutique du Foyer. En complément de la richesse de ses constructions théoriques, j’ai eu la chance d’éprouver à ses côtés la pertinence de la « pratique à plusieurs » en institution, ceci en parallèle des enseignements de la psychanalyse, donc, l’activité volley-ball du mardi après-midi, la réunion communautaire hebdomadaire, la préparation des repas, les vaisselles, mais aussi les vacances à l’étranger avec ceux qu’au Foyer nous appelions les pensionnaires.

15 ans plus tard, à la base de la création d’Ulysse, il y a l’ambition de mettre en place une « clinique du communautaire », ou, en d’autres termes, d’initier un cadre de soin pour ceux qui ont vu leur destinée brisée par la guerre, la torture ou les persécutions. Ces contextes où la communauté défaille, déraye, et met en péril ses membres. Ce projet a trouvé sa source, son inspiration, et une part de son modèle dans la psychothérapie institutionnelle : construire un espace thérapeutique qui serait lui-même communautaire, pour accueillir, apaiser, pacifier le lieu de la relation entre humains pour des rescapés de l’horreur, de la violence organisée.

Dans l’intervalle, la construction d’Ulysse s’est appuyée sur diverses expériences et références. Comme moi, Pascale De Ridder, qui a rejoint le projet  juste après son démarrage, avait travaillé plusieurs années dans une autre communauté thérapeutique, La Pièce (qui accueillait des personnes psychotiques et toxicomanes), ce qui avait permis de confirmer nos hypothèses et convictions quant aux liens fréquents entre violence sociale et apparition d’une symptomatologie psychiatrique, ainsi qu’aux vertus thérapeutiques de la participation à la gestion de l’espace communautaire (appelons cela « sociothérapie »),  même pour les cas supposés les plus lourds. Nous voulions nous inscrire dans la lignée des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, nous rappelant, au passage, que celle-ci avait trouvé un de ses premiers déploiements dans les asiles affamés de l’occupation, puis un prolongement chez Frantz Fanon, un élève de François Tosquelles, qui illustrera et théorisera magistralement les effets de la violence collective coloniale sur la vie psychique et sociale.

Ulysse s’est donné pour mandat de proposer aux exilés une version originale de l’aide en santé mentale, adaptée aux spécificités de leurs trajectoires. Parmi les aménagements que le service a d’emblée mis en place dans ce dessein, relevons une logique d’accueil inconditionnel, la gratuité, l’intervention dans les frais de déplacement des patients sans ressources, la mobilité, le travail avec interprète, la prise en charge globale de la problématique de la personne (incluant l’engagement dans les enjeux administratifs et sociojuridiques, notamment associés au droit au séjour) et le travail en réseau.

La clinique avec les exilés, pour beaucoup, rescapés de l’horreur, ou survivants de logiques de destruction qui leur étaient adressées, à titre individuel ou collectif, présente des analogies avec la clinique de la psychose. Les événements auxquels nos patients furent exposés ont eu le pouvoir d’ébranler, à l’âge adulte, l’ensemble de leur organisation psychique, plus ou moins profondément et durablement. Comme s’ils avaient fait l’expérience de quelque chose induisant un mode de fonctionnement comparable à celui de la psychose. On y trouve des ressemblances, partiellement dans la nature ou dans la forme des symptômes, davantage dans les difficultés et le vécu d’insécurité qui résultent dans les deux cas de sensations ou d’expériences d’effraction.

Un pan important du travail à Ulysse est de permettre de restaurer du lien, de la confiance interpersonnelle, pour des personnes qui furent soumises à des traitements dits inhumains, par d’autres humains, et dans des contextes où l’insécurité et la maltraitance demeurent leur quotidien. C’est d’abord le sentiment d’appartenance à la communauté humaine qu’il faut tenter de restaurer pas à pas. C’est pourquoi le service n’a pas d’exigence en termes de « demande » formulée par le patient. Ce que nous sollicitons, ou tentons même de créer, c’est l’envie de revenir dans un espace qui peut être perçu comme socialement et psychologiquement réparateur, et ce, même s’il n’apporte en soi aucune garantie concrète et factuelle sur ce que l’avenir réserve.  Pour présenter l’accompagnement thérapeutique à ceux qui s’adressent à nous, spontanément ou non, seuls ou accompagnés, nous mettons souvent en avant le fait qu’ils ont vécu des situations anormales dont l’impact sur leur moral, leur équilibre psychique et leur bien-être fut tel, que le recours à une aide extérieure est légitime pour le supporter. De cette manière, nous parvenons à dégonfler la part d’angoisse et/ou de honte qui est souvent associée au premier contact avec une structure s’occupant de soutien psychologique. L’idée est de mettre l’origine de la souffrance sur un dérèglement du monde extérieur et pas sur une fragilité de l’être, une pathologie. Nous aidons alors la personne à trouver la force de réagir encore à ce dérèglement.

Cette conception est d’autant plus facile à faire passer que nous sommes globalement convaincus de sa pertinence. Dans ce cadre-là, il n’est pas rare que la relation thérapeutique se déploie au détour d’un accompagnement social ou d’une négociation avec un lieu d’hébergement pour garantir un accueil digne. La dimension clinique se tisse à partir de démarches qu’un psychothérapeute classique envisage rarement d’accomplir avec son patient. Comme nous l’avons déjà dit, l’objectif est d’intervenir face à la « maladie du communautaire », dans toutes ses expressions. Cet engagement doit néanmoins se garder de tomber dans les travers d’un fonctionnement d’urgentistes du psychosocial. Le principe directeur doit rester de travailler avec la personne, à partir de ce qu’elle énonce, et non pas de penser et d’agir à sa place pour son bien.

On l’a déjà souligné, avec les exilés d’aujourd’hui, la question de la participation et de la sollicitation des ressources de la communauté d’appartenance est délicate. Tout d’abord parce que, pour nombre d’entre eux, un des facteurs qui a précipité leur exil et entraîné leur fragilisation existentielle, c’est l’éclatement des normes sociales en vigueur dans leur communauté. Pour d’autres, leur destin est avant tout marqué par un vécu d’oppression et de persécution de la communauté qu’ils ont fuie. Pour pallier cette faillite de la fonction garantissant l’identité sociale d’une personne qu’est supposée assurer sa communauté, nous n’avons d’autre recours que de nous appuyer sur la conception d’appartenance commune à la communauté la plus large, l’humanité, et d’imaginer d’autres groupes d’appartenance vers lesquels nos patients pourraient se tourner : groupes de femmes, de mamans, d’hommes en exil, et/ou de victimes de torture….

Au fil des ans, Ulysse a construit un véritable dispositif communautaire articulé à la clinique individuelle, dont les différentes formes d’activités groupales actuelles sont à la fois le fruit et le moteur. Leur fonction est d’ébaucher la reconstruction d’espaces de relation et d’identification collective nécessaires à l’étayage du sujet humain. Ces expériences ont pris depuis 2010 des formes diverses, de plus en plus matures et pérennes, qui forment aujourd’hui un espace d’expression collective remarquablement articulé à la clinique individuelle. Qu’elles soient à thèmes (formation sur le parcours socio-professionnel, rédaction du journal de l’institution, choix d’activités socioculturelles, fêtes de l’hiver et de l’été) ou centrées sur des publics particuliers (groupes réservés aux femmes, aux jeunes de 14 à 20 ans, aux parents et leurs enfants en bas âge), les activités collectives sont intégrées par tous les acteurs concernés comme l’expression instituée de la communauté d’Ulysse. C’est de là que nous formulons métaphoriquement une ambition dans laquelle se retrouvent de nombreux patients : faire demeure pour les exilés.

La mise en place de notre projet thérapeutique s’est construit à partir de l’hypothèse d’une étiologie relationnelle, et donc sociale de la maladie mentale, et de son possible traitement par une logique communautaire ; ce qu’on appelait la sociothérapie. Il a été adapté à ceux qui ont survécu aux effets dévastateurs du chaos, de l’anomie, du dérèglement de l’espace social, et qui continuent à être exposés à un environnement inhospitalier et malveillant. Indices indubitables d’un certain héritage, d’une certaine persévérance.

Alain Vanoeteren, psychologue clinicien et directeur à Ulysse


[i] Voir notamment, l’autre pratique clinique, Alfredo Zenoni, Erès, 2009.