Le corps et les mots exilés de l’enfance

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Pour les enfants, la mise en mots des violences sexuelles vécues se confronte à l’insu que représente pour eux la sexualité. Le travail thérapeutique passerait alors par le corps et sa rythmique.

Il n’existe pas d’initiation à la sexualité humaine, conclut la psychanalyse. Toute promesse d’harmonie sexuelle ou de tentative d’éducation s’est toujours avérée inutile ; il est impossible d’éviter ce que Jacques Lacan a appelé « le savoir de la castration [1] », c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’apprentissage de la sexualité. Aucun événement extérieur ne permet de prendre connaissance de comment on devient homme ou femme. Si à cela s’ajoute une agression sexuelle, l’enfant est confronté à un double abîme, vide de l’inconnu : premièrement au vide de structure face à la question sexuelle et deuxièmement au fait d’avoir été l’objet de jouissance de quelqu’un – jouissance qui est non assimilable pour la personne qui la subit.

L’histoire dont je voudrais parler est celle d’une petite fille qui s’est fait agresser sexuellement quand elle avait 6 ans. Elle a été victime d’un homme, son entraineur sportif, qui avec une autre fille plus âgée, l’ont amené dans le vestiaire pour l’agresser sexuellement. En rentrant à la maison, la petite, que nous appellerons Gloria, raconte tout à sa mère. Celle-ci comprend alors que cette agression a un caractère politique : le matin, elle avait reçu des menaces du groupe qui avait tué son mari, un homme politique, quelques années auparavant.

Avec l’aide du gouvernement, elles quittent leur pays et décident de venir en France. Six mois après leur arrivée, j’ai reçu Gloria et sa mère au Centre Primo Levi. Pendant un an et demi, Gloria est venue de manière régulière à ses séances. C’est la mère qui me racontera l’agression sexuelle, en présence de sa fille. Gloria mettra beaucoup plus de temps à me raconter la scène. Un élément qui a retenu mon attention est qu’elle n’a pas pu le faire dans sa langue maternelle. Ce voile de la langue étrangère était important pour elle car elle était porteuse de moins d’affects. Au fil des séances, Gloria arrivera à ne plus penser à la scène. Elle reprendra sa vie de fille ; la question sexuelle va s’endormir, comme dans les contes des fées dont elle raffole. Elle lira beaucoup et m’en parlera à chaque séance : « Est-ce que tu connais l’histoire de… » ? Après quelques temps, nous décidons d’arrêter : elle voulait faire de la danse, les séances n’avaient plus de place dans sa vie.

Mais, à la puberté, l’éveil de la sexualité vient faire évènement dans le corps, (comme par exemple les premières règles pour la jeune fille qui marquent un avant et un après). Ce réel inéliminable créé un « manque » ou « trou dans le réel » dans le sens analytique du terme, qui signifie l’absence d’un savoir ou d’un discours qui puisse accueillir l’événement. C’est cette impossible anticipation qui rend la sexualité toujours traumatique. Aucun discours ne pourrait déterminer à l’avance ce savoir individuel ; c’est à chacun de se le construire pour accueillir l’adulte qu’il devient. Dix ans après la première consultation de Gloria, je reçois à mon cabinet privé un appel de sa mère. Elle veut prendre rendez-vous avec moi. Sa fille vient d’avoir 16 ans et depuis un certain temps, elle ne se sent pas très bien. En effet, un cauchemar la réveille sans cesse où un souvenir de l’agression revient en bloc. Ce qui lui pose question, c’est la présence de l’autre fille au moment de l’agression. En le racontant, elle s’aperçoit que la fille avait l’âge qu’elle a à ce moment-là et comprend alors, sans doute, qu’elle aussi avait été abusée. Elle ressent de la haine pour elle mais aussi de la pitié. Ce qui est frappant est qu’elle me raconte ce cauchemar dans sa langue maternelle, ce que je lui fais remarquer. Elle me dira : « C’est vrai, je peux en parler en espagnol et ça ne me fait rien parce que maintenant, je ne suis plus une petite fille ». Nous nous sommes revus seulement quelques séances, le temps qu’elle puisse recommencer à dormir dans un autre corps, le corps d’une jeune femme.

Le cas de Gloria illustre bien comment la question sexuelle reste ouverte pour le sujet et que les contingences de la vie font qu’elle se la posera toujours. Pas d’harmonie face au monde, c’est toujours conflictuel ; pas de mot de la fin, même après un long traitement thérapeutique.

Je voudrais évoquer un deuxième cas, celui d’un enfant, Mario, qui pendant plusieurs mois a été victime d’un homme qui abusait de lui sexuellement. Sa mère avait été kidnappée avec lui dans un pays d’Afrique et n’a pas pu empêcher cet homme d’agir ainsi, jusqu’au jour où elle a réussi à échapper à sa vigilance avec son fils. À son arrivé en France, l’enfant avait 8 ans. Je l’ai rencontré très peu de temps après son arrivée. Il était déjà scolarisé et souffrait de reviviscences très fortes, notamment la nuit. Son angoisse commençait à l’aube où il se mettait souvent à pleurer. Sa mère était complétement inhibée et n’arrivait pas à trouver les mots pour le calmer. L’agression sexuelle produit un effet de silence et propulse les sujets hors discours. Nous avons essayé à travers la parole de procéder à une rectification subjective du petit Mario qui avait été mis à la place d’objet de jouissance par un adulte. Ses cauchemars nous ont beaucoup aidés. Pendant les séances, nous avons dessiné à chaque fois de manière très détaillée l’image principale du cauchemar. Nous avons créé une boîte qui permettait systématiquement d’enfermer ses productions. Pendant plusieurs séances, nous avons procédé de cette manière. Les angoisses et les cauchemars ont commencé à se distancer dans le temps et un véritable apaisement s’est produit. Grâce à l’intervention de mes collègues médecins, son corps abimé a lui aussi retrouvé un apaisement ; il n’avait plus de douleur. Les nuits sont devenues plus calmes. Mais dans la journée, il reste toujours un moment d’absence où il a peur et imagine que cet homme peut venir le chercher. Il se met alors à chanter, dans sa tête car en classe me dit-il : « Je ne peux pas chanter. Je me chante une petite chanson que ma mère me chantait en Afrique, avant que le monsieur arrive. Elle me disait ‘’Ne pense à rien, écoute cette chanson.’’ ». On sait que la musique résonne dans le corps et relance la pulsation interne, là où le trauma vient figer la rythmique individuelle.

Les violences sexuelles mettent en évidence une énigme pour l’enfant. Chaque être construit un savoir sur son rapport au corps sans qu’il y ait de savoir définitif. Pouvoir en parler donne de la légèreté à ces enfants tout autant que de la pesanteur car elles ont un effet sur la capacité de portage du corps qui devient trop lourd par rapport à la force de vie. Pour marcher droit, il faut un rythme, une cadence, une ponctuation. Perdre le sens de la ponctuation, du rythme de la vie est un des effets de cette violence. Pour Gloria et Mario, le temps s’était arrêté. La sortie du traumatisme s’est notamment produite par la rythmicité des séances venant ponctuer celle de la vie.

Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste au Centre de soins Primo Levi


[1] Lacan, Jacques, dans le séminaire VI, Le Désir et son interprétation, p. 408 où il parle du « stigmate de la castration ».