Le témoignage, le journaliste et l’opinion: quelques réflexions

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Que peut le témoignage ? Comment le recueillir, comment le restituer fidèlement ? Et comment protéger le témoin ? Ces interrogations figurent au centre du travail du journaliste. Lorsque j’effectuais des reportages en zone de guerre, la question qui me taraudait le plus était sans doute celle de la protection du témoin. C’est en couvrant le conflit en Tchétchénie que l’anonymat du témoin est devenu pour moi un impératif absolu, car vital pour ceux qui m’aidaient sur place.

Je séjournais clandestinement dans la région (dont l’accès était interdit par les autorités russes) habillée en femme tchétchène, hébergée dans des familles, circulant grâce à des réseaux de “passeurs” et me fondant dans la population. Les forces russes et leurs informateurs traquaient toute résistance et toute personne susceptible de faire sortir des informations contredisant la version officielle des événements. Un nom publié hâtivement dans le journal, ou un détail de trop, dévoilé par mégarde au détour d’un article, pouvaient exposer mes interlocuteurs aux pires conséquences : arrestation, torture, disparition forcée. Je ne sais si les écoles de journalisme abordent aujourd’hui cette problématique de la protection des sources en temps de guerre. Pour ma part, c’est l’expérience du terrain qui m’a fait adopter un principe de précaution. Je me suis fixée une règle : aucun article, si puissant soit-il, ne vaut d’être publié s’il met une vie en danger.

La déontologie journalistique prévoit la protection de la source. La protection du témoin s’inscrit logiquement dans ce cadre. Mais tout cela n’épuise en rien la question du témoignage dans les médias. Prenons un autre exemple : un journaliste doit-il accepter d’interviewer une personne alors qu’elle se trouve derrière des barreaux, détenue par un régime autoritaire ou un groupe armé ? Un évident problème éthique surgit. La parole du prisonnier étant contrainte, recueillir son “témoignage” risque de relever d’une opération de propagande. Le journaliste se livrerait alors à une mise en scène, acceptant consciemment ou non d’être instrumentalisé par les geôliers, se transformant en caution pour eux, ou pire, en procureur du détenu.

A l’automne 2001 en Afghanistan, les forces locales de l’Alliance du nord alliées aux Occidentaux avaient capturé des talibans au nord de Kabul et voulurent aussitôt les “parader” devant des médias étrangers, comme des trophées de guerre. Certains reporters se sont prêtés à l’exercice, attirés par le “scoop”; d’autres, dont je faisais partie, ont refusé la proposition, trop gênés à l’idée de visiter une geôle dont les occupants seraient bien peu libres de leur parole. Nous rations une occasion de voir un taliban de près, mais nous tenions à l’abri d’une pénible compromission.

Il est intéressant de noter que la Charte de Munich de 1971 énonçant les “droits et devoirs” des journalistes – un document de référence – ne comporte pas les mots “témoin” ou “témoignage”. Mais elle dit bien qu’il faut “respecter la vérité”, “ne pas divulguer la source des informations obtenues confidentiellement”, et “ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste”. En creux, s’y dessinent aussi des droits que le journaliste ne détient pas : il n’a pas le droit de contraindre qui que ce soit à témoigner. En somme, il n’existe aucun droit du journaliste à l’accès au témoignage personnel.

Voici donc une lapalissade qui mérite d’être rappelée : le témoignage certes joue un rôle essentiel dans le journalisme, mais nul n’a la moindre obligation de témoigner. Le journaliste ne convoque pas comme peut le faire un juge. Il n’a pas non plus de pouvoir de contrainte, comme en ont les forces de l’ordre. Et c’est heureux !

La question est donc plutôt de savoir respecter le témoin tout en gardant à l’esprit le besoin d’informations. En démocratie, le débat public – pour qu’il ait du sens – doit pouvoir s’appuyer sur des faits établis. Sans un ensemble de faits acceptés par tous, aucune discussion rationnelle n’est possible et seules les passions tristes ou les théories du complot l’emportent. Le rôle du témoignage personnel, authentifie, participe à l’établissement des faits mais n’est pas exclusif. D’autres sources peuvent évidemment être convoquées (documents, photos, vidéos, etc.).

S’agissant du Centre Primo Levi, certains journalistes ont parfois pu s’étonner de ne pas avoir « accès » aux patients en tant que témoins directs, victimes de tortures dans leur pays d’origine. Cette demande journalistique se comprend aisément : puisque ces personnes sont réfugiées en France et aidées par une association qui porte le nom de Primo Levi, grand témoin du pire des crimes, pourquoi leurs témoignages ne seraient-ils pas rendus publics? Cela ne permettrait-il pas de faire la lumière sur des réalités trop souvent cachées ? Pourquoi ne pas pouvoir les interviewer ?

Une explication simple peut dissiper cette « frustration» journalistique : elle consiste à faire comprendre qu’un patient du Centre a besoin de savoir qu’il sera protégé par ceux qui le soignent et l’aident. Il a besoin de savoir que toute confidentialité sera entièrement garantie, et non pas négociable. Imaginez un instant que des récits de patients, précis et identifiables, se retrouvent dans le domaine médiatique : ce serait aussitôt la fin de la possibilité même d’une confiance entre les patients et l’équipe du Centre, la fin d’un espoir de mieux-être pour la personne soignée.

Un journaliste peut d’ailleurs contourner cette “difficulté” tout simplement en élargissant son champ d’enquête : en parlant avec des soignants qui accepteraient de faire part de leur expérience tout en respectant l’anonymat absolu des victimes de torture. Ou en s’adressant, hors du Centre, à d’autres victimes de sévices refugiées en France, voire en se tournant vers des organisations de défense des droits de l’homme qui régulièrement rendent publics des témoignages.

Quel que soit le parcours conduisant le témoignage vers l’espace médiatique, la question de l’impact qu’il peut produire sur l’opinion publique est complexe. Une expression employée par le pape François en 2013 vient à l’esprit, celle de “globalisation de l’indifférence”. Il s’exprimait au début de la “crise ”des réfugiés, lorsqu’un naufrage spectaculaire s’était produit au large de l’ile de Lampedusa. L’apathie d’une grande partie de nos sociétés face aux récits d’abominations est un fléau qu’il faut savoir regarder en face. Les témoignages ont abondé sur les crimes perpétrés en Syrie, sur les noyades en Méditerranée, sur les exactions en Libye, mais en Europe les opinions publiques semblent anesthésiées ou saturées. L’indifférence ambiante est aggravée par une méfiance envers les medias, amplifiée par des campagnes délibérées de désinformation massive, et peut être diffusée dans la spirale infinie des réseaux sociaux, un univers où tout se vaut, le mensonge comme le fait documenté et établi.

Au bout du compte, qu’est-ce qui fait réagir nos sociétés? La question est vaste, mais on peut difficilement l’éviter si l’on veut essayer de comprendre l’effet ou l’absence d’effet du témoignage. Des thématiques qui, voici encore quinze ou vingt ans, semblaient capables de soulever l’indignation et mobiliser des foules ne font aujourd’hui que susciter un vague haussement de sourcil, quand elles n’attirent pas une volée de questionnements courroucés. Certains ont même pu parler de “fin des droits de l’homme”. Pour une génération comme la mienne, éveillée à la politique et aux crises internationales des années 1990, comme la guerre de Bosnie et le génocide au Rwanda, c’est un glissement désopilant, mais qui ne doit pas faire renoncer à ce qui compte : la défense de la dignité inaliénable de chaque être humain, pris individuellement. Et la capacité à entendre le témoignage.

L’historien américain Samuel Moyn, dans son livre The Last Utopia, rappelle à quel point le mouvement international pour les droits de l’homme n’avait rien d’évident jusque dans les années 1970 quand il a enfin pris de l’ampleur. N’oublions pas non plus que Primo Levi lui-même fut longtemps jugé inaudible. Les prises de conscience de sociétés entières sont des phénomènes sans doute complexes à analyser. Chaque époque a peut-être ses œillères et ses sensibilités.

La meilleure réponse journalistique est de persévérer, autant que possible, dans un travail sérieux, en prenant doublement garde aux écueils que sont la quête du sensationnel, la phrase choc, la folie des “clics” numériques. Les medias, pour mieux faire “passer” les témoignages auprès de leurs lecteurs, gagneraient à mener un effort de compréhension et de pédagogie plus subtil, en accordant plus d’attention à la complexité des choses.

Les meilleurs témoignages, ceux qui donnent à voir une réalité humaine profonde, ceux qui font comprendre, ceux qui rendent l’oubli impossible et qui peuvent pousser à agir, sont les témoignages recueillis au long cours, fruit d’une collecte patiente, d’un travail de confiance, d’un échange ou d’une réflexion prolongée, non pas d’une précipitation approximative. Des écrivains-journalistes exceptionnels tels que Jean Hatzfeld (sur le Rwanda) ou Svetlana Alexeevitch (sur l’ex-URSS) ont su élever très haut cet art d’écouter une multitude de paroles pour en distiller ensuite l’essence même. Prendre le temps de l’écoute de l’autre, recueillir le témoignage tout en ayant un sens aigu des responsabilités, c’est l’une des plus belles dimensions du métier de journaliste.  

Natalie Nougayrède, membre du comité de rédaction et journaliste au Guardian