Le traumatisme pour faire entendre une cause

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Entretien avec Richard Rechtman, anthropologue et psychiatre, qui nous éclaire sur les histoires politiques dans lesquelles a évolué le traumatisme.

Dans quel discours le traumatisme est-il pris actuellement ?

Le traumatisme psychique, à la différence d’autres catégories nosographiques, est le produit d’une histoire sociale et politique plutôt que d’une histoire clinique. Sa définition date de la fin du XIXème siècle, avec la névrose traumatique liée aux chemins de fer. Même si quelques ajouts en termes psychopathologiques ont eu lieu, la sémiologie n’a pratiquement pas changé depuis cette époque. Nous retrouvons ainsi les cauchemars récurrents, les réactions de sursaut, l’anesthésie affective, etc. Par contre, ce qui a profondément évolué, c’est le sens que la société donne au traumatisme et à ceux qui sont porteurs de ce trouble. Depuis une quarantaine d’année, il sert à faire entendre la condition des victimes de la violence, comme les guerres, les massacres de civils, et toutes les formes de persécutions mises en œuvre par les régimes totalitaires. C’est la première grande nouveauté car auparavant, pour faire entendre la cause des individus soumis à de la violence extrême, on aurait avant tout évoqué les spoliations dont ils étaient victimes : le fait qu’ils aient perdu leur moyen d’existence, leur capacité d’agir dans la société, jusqu’à devenir apatrides. C’est dire l’importance que représentait la citoyenneté à l’époque ! Jusqu’à une période récente, c’était la pire chose que l’on puisse imaginer vivre ; ça n’était en aucun cas les séquelles psychiques. Pourtant, sur le plan clinique, on connaissait déjà très bien la symptomatologie du traumatisme psychique. C’est donc ce décalage entre cette connaissance et sa perception sociale qui va profondément changer au fil du temps, et qui nous permet de prendre le traumatisme psychique avant tout comme un objet social, quand bien même sa réalité clinique existe aussi.

Comment cela se fait-il que ce soit autant investi, notamment au niveau politique ?

Le traumatisme est devenu le symbole même de ce que nos sociétés occidentales démocratiques dénoncent en tant qu’inacceptable. Cela remonte à peine à une quarantaine d’années, lorsque la souffrance psychique (des gens normaux, bien sûr, pas celle des malades mentaux, malheureusement) est devenue un intolérable majeur. Aujourd’hui, c’est le point ultime au-delà duquel on estime qu’il n’est pas possible d’aller. C’est une transformation que les conceptions sociales du traumatisme jusqu’aux années 60 aux Etats-Unis et 90-2000 en France, ne permettaient même pas d’imaginer. Car à cette époque, le traumatisme traduisait plutôt la faiblesse de celui qui en était atteint, et laissait planer sur lui un terrible soupçon : celui d’être à la fois faible et intéressé, entre autre, par d’éventuelles compensations financières. Même après la torture, on pensait que la persistance d’un traumatisme pouvait être aussi la preuve que la personne n’avait pas résisté à ses tortionnaires et avait sans doute parlé, c’est-à-dire dénoncé ses amis. Au fond, le traumatisme était un signe d’une possible trahison. La survivance était finalement suspecte.

Les années 70 aux Etats-Unis marquent un tournant majeur, caractérisé par la guerre du Vietnam et la transformation de la psychiatrie, sous la houlette des architectes du DSM III. Ce sont les psychiatres les plus engagés contre la guerre qui vont tenter, à travers le simple changement de dénomination de l’ancienne névrose traumatique requalifiée en PTSD, de faire entendre ce que la guerre fait aux hommes, même les plus forts. Leur succès a largement contribué à transformer les combattants psychiquement détruits par les horreurs de la guerre en héros. Cette reconnaissance a permis d’ouvrir un droit à réparation et surtout de modifier la perception des personnes traumatisées. C’est un moment de bascule où le trauma prend LA forme majeure de l’héroïsme. Pendant la guerre de 14, c’était les « gueules cassées » ; avec la guerre du Vietnam, ce sont ceux qui non seulement ont offert leur corps à la nation, mais qui ont aussi accepté de sacrifier leur psychisme, y compris ceux qui ont commis des atrocités. Pour la première fois, le traumatisme est pensé comme ce qui touche nécessairement tous les hommes qui font l’expérience de la violence extrême, qu’ils en soient les victimes ou les auteurs. C’est bien sûr ce second point qui va devenir particulièrement critique.

L’inversion qui vient de s’opérer entre le moment où le traumatisme psychique décrivait la lâcheté et le moment où il décrit l’acte héroïque va pouvoir largement bénéficier à toutes les personnes victimes de violences extrêmes, et pas seulement les combattants (tout au moins en théorie). Ce faisant, le traumatisme va devenir le langage par excellence qui exprime (et prouve) la réalité de ceux qui ont tout perdu. Autrement dit, diagnostiquer le traumatisme revient à prouver la réalité de la violence la plus intolérable. Mais si à l’origine cela a d’abord été pensé pour protéger toutes les personnes victimes de violences, notamment politiques, le principe de la preuve traumatique dans le cas des demandeurs d’asile va s’inverser à leur grand désavantage.

Dans quelle mesure ?

Au lendemain d’une catastrophe industrielle, naturelle ou terroriste, plus particulièrement si elle touche une société occidentale, on aura tendance à affirmer, parfois sans autre forme de démonstration, que toute la population est traumatisée. Dans les enquêtes que nous avions menées à Toulouse, après l’accident de l’usine AZF, nous avions pu montrer comment toute la population, des personnes les plus exposées à la catastrophe aux plus éloignées, avait été considérée traumatisée et indemnisée. L’enjeu était finalement moins de soulager la souffrance de chacun que de qualifier l’événement. C’est-à-dire lui donner la valeur d’un événement extrême dont par définition personne ne sort indemne. C’est l’événement que l’on qualifie en considérant tout le monde comme traumatisé.

Dans le cas des réfugiés, c’est exactement l’inverse. Le traumatisme joue, bien sûr, mais comme un argument discriminant. A partir des années 2000, les politiques de l’asile étant devenues de plus en plus restrictives, l’enjeu consistait pour les pouvoirs publics à mettre en œuvre une politique de sélection permettant de séparer les « bons » réfugiés de l’ensemble des demandeurs d’asile. Par « bons réfugiés », il faut comprendre ceux qui relèveraient de la Convention de Genève. Sauf que la Convention de Genève ne précise pas qu’il faut apporter les preuves matérielles des persécutions. Comment assurer la véracité de son vécu ? Il n’existe pas beaucoup de moyens. Le traumatisme deviendra ainsi un des critères. En effet, il pourrait être considéré comme la preuve de la réalité d’un préjudice en se fondant sur la nouvelle définition du PTSD. Mais entendons-nous bien, cela ne veut pas dire que toute personne présentant des signes post-traumatiques bénéficiera de l’asile, loin s’en faut. Cela veut dire, plus précisément et plus tristement, que les personnes ne présentant pas de signes manifestes et complets de traumatisme psychique n’auront quasiment aucune chance de faire accepter la réalité de leur condition et donc d’obtenir le statut de réfugié. On voit comment dans ce cas, le traumatisme est devenu un principe terriblement sélectif, quand bien même il n’apporte aucune garantie à ceux qui en souffrent. C’est dans ce contexte que les certificats médicaux sont devenus un enjeu dans le parcours des demandeurs d’asile. Sans certificat, pas de salut, pourrait-on dire ; avec un certificat, les chances ne sont finalement pas plus grandes, mais l’espoir demeure. Pour cela, et à la différence de l’affaire AZF où l’on a reconnu à tous un préjudice traumatique sans recourir à une expertise psychiatrique précise, les certificats devront être de plus en plus précis et détaillés avec l’espérance d’apporter des preuves. Mais quelles preuves ? Est-on sûr, finalement, que quelqu’un qui a passé des années en prison, qui a été torturé, présente nécessairement des signes traumatiques ? Et si à l’inverse il n’en présente pas, son histoire est-elle fausse ? A l’évidence, la clinique du traumatisme est incapable de répondre et c’est heureux. Néanmoins, c’est ce qu’on cherche à lui faire dire. Et c’est en cela que le traumatisme est, dans ce cas, une politique de la preuve avant d’être une réalité clinique.

Comment a-t-on glissé de la notion de traumatisme à celle de victime ?

Cela nous amène nécessairement à la question des usages et mésusages du traumatisme, notamment du point de vue clinique. Pour l’anthropologue que je suis, par contre, ils font tous deux partie du phénomène social qu’est devenu le traumatisme.

A ce titre, le développement de ce langage est désormais planétaire. Dans le cas, par exemple, des processus internationaux de règlement de la post-violence, la prise en charge des traumatismes occupe une place importante à côté de la justice internationale et de la mémoire collective. Dans les enquêtes récentes que je mène au sein du programme International de la fondation Maison des Sciences de l’Homme « Panel on Existing Violence – IPEV »[1], j’ai cherché à montrer comment la prise en charge des traumatismes est un moyen de faire entendre des plaintes individuelles, là où la justice se limite à réparer des dimensions collectives. Cela se perçoit nettement dans les contextes de sortie de guerres civiles, comme par exemple en Colombie. Aujourd’hui, une réparation sociale et collective passe aussi par une dimension psychologique, c’est-à-dire par une prise en charge du traumatisme. C’est donc une amplitude considérable qui a bien plus d’effets politiques que d’effets cliniques.

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef


[1]http://www.ipev-fmsh.org/