L’enfant qui ne voulait pas grandir

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Comment un enfant peut-il s’autoriser à grandir lorsqu’il a l’impression de rompre une promesse ? Illustration avec l’histoire d’Anna.

Oskar Matzerath décide, à l’âge de trois ans, de ne plus grandir et s’adjoint un tambour dont il ne se sépare plus. Plus grandir pour échapper à l’hypocrisie et à la lâcheté des adultes. Oskar est le personnage principal du roman de Günter Grass, Die Blechtrommel, plus connu en français sous le nom : Le Tambour[1]. Il s’agit d’un roman d’après-guerre qui, de manière satirique, cherche à témoigner de la montée du nazisme à travers le regard d’un enfant qui assiste, silencieux, aux premières persécutions des juifs. Cette volonté de ne pas grandir va à l’encontre de ce que Freud appelait le « souhait [le] plus ardent [chez les enfants] que de devenir grand[2] ».

Effectivement, pour eux, le rapport au temps est différent de celui des adultes. Il n’y a qu’à remarquer l’attention toute particulière qu’ils portent à leur âge, chose que les adultes oublient facilement. Cette attention est le signe qu’il existe un enjeu concernant le temps qui passe ou qui ne passe pas. Ils sont pressés d’être grands. Tous les enfants qui jouent, disait Freud, sont des poètes[3], dans le sens où dans les jeux de déguisement par exemple, ils peuvent faire semblant d’être quelqu’un d’autre.

Dans ce désir de grandir se cache l’indice d’une urgence. De quelle urgence s’agit-il ? Celle de cacher un manque, une perte. En effet, plus l’enfant s’aperçoit qu’il n’est pas tout pour ses parents, plus il faut qu’il devienne autre chose. Ce désir marque une première cicatrice narcissique concernant son être. Au fond, il se rend compte qu’il n’est pas suffisant pour l’Autre.

Chez certains enfants, la chute précipitée des identifications – comme c’est le cas lorsque leur vie est perturbée par une rupture trop brutale ou par une perte – les amène à une « métonymie » désastreuse. Par métonymie, nous entendons : « n’être plus rien, n’être rien de plus que ce quelque chose qui a l’air d’être quelque chose, mais qui en même temps n’est rien[4] ».  Les enfants s’imaginent qu’un jour ils vont devenir grands et combleront ainsi les promesses de satisfaction, les rêves de leurs parents. Mais, quand cette promesse s’arrête et qu’ils s’imaginent comme s’ils étaient « néant », alors le sens de toute une vie tourne au cauchemar.

Appelfeld décrit dans son autobiographie intitulée Le garçon qui voulait dormir[5], comment, après s’être évadé d’un camp nazi à l’âge de 8 ans, il a dû vivre caché pendant trois ans dans une forêt ukrainienne avant d’intégrer l’Armée rouge. Comme pour Oskar, cette suspension dans le temps était nécessaire. Il s’agit de prendre une retraite de la vie des hommes, de vivre autrement, d’échapper à leur logique : « depuis la guerre, j’avais du mal à être en compagnie des hommes. Le sommeil était mon état naturel[6] ».

Il existe ainsi des situations insupportables dans la vie parce que le sujet est crûment confronté au réel, sans interposition du signifiant. Autrement dit, être confronté à un événement sans qu’un mot, une image puisse faire fonction d’onguent, de cataplasme ou de médicament. C’est souvent cette forme de traumatisme qui mène les enfants en consultation.

Quelle est la fonction de la parole en entretien psychologique ?

Le premier effet de la symbolisation consiste à contenir la jouissance vivante. Au départ, avant l’assimilation des signifiants, le bébé est en rapport direct avec le Réel, c’est-à-dire qu’aucun mot ne vient s’interposer entre lui et le monde qui l’entoure, ne vient lui donner un sens sur ce qu’il vit et ressent. Au fur et à mesure où il grandit, la jouissance de son corps va s’organiser grâce aux signifiants, aux paroles proposées par celles et ceux qui prennent soin de lui. C’est ce qui va donner à son corps et à sa psyché un bord, une limite et favoriser la construction de son identité. Ainsi, l’espèce humaine pourrait être une espèce qui naît avant l’heure car son corps biologique n’est pas fini. Durant les premiers mois de sa vie, le bébé fait face à un chaos et à un morcellement de son être. Il ne se rend pas compte, par exemple, que la main qu’il voit passer devant ses yeux est la sienne. C’est à travers l’image renvoyée par ses parents qu’il parvient peu à peu à récupérer une unité. C’est la raison pour laquelle la clinique des enfants est une clinique du regard et de la voix. Si l’absence de réponse à un appel peut produire des ravages chez l’enfant, les déchirures de l’être peuvent quant à elles s’intégrer dans l’histoire du sujet si elles sont vues par un autre qui prend part à l’événement.

L’inhibition, le symptôme ou l’angoisse engendrés par une rupture ou une perte brutale fixent dans le temps, empêchent de grandir, de vivre. Il existe toujours chez l’enfant, à la fin d’une cure ou d’une tranche de cure, un effet d’enthousiasme, plus rapide et plus visible que chez les adultes. Une analyse est une invitation faite à un enfant à savoir quelque chose sur son symptôme et ce savoir peut produire des effets sur son corps et sa vie.

Illustrons cette théorie avec le cas d’un enfant de 9 ans, Anna. Elle vient consulter au Centre Primo Levi à la demande de l’école car elle présente des problèmes d’inhibition auxquels s’ajoute un retard de croissance assez important repéré par les médecins scolaires. Etant donné que la mère ne parle pas le français, la communication est difficile avec l’équipe éducative. Lors du premier rendez-vous avec interprète, elle fait une allusion au père de l’enfant. Anna, qui à ce moment-là était en train de jouer, rejoint sa mère et écoute attentivement. Elle explique que trois ans auparavant, lorsqu’Anna avait 6 ans, un groupe de militaires est venu chez eux et a enlevé son père qui a par la suite été détenu. Grâce à des connaissances de la famille, Anna et sa mère parviennent à lui rendre visite. Ce sera la seule fois. Une phrase reste gravée dans la tête de la mère, qu’elle prend à l’époque comme une injonction : « ne t’inquiète pas, je verrai grandir ma fille».

Peu de temps après, Anna et sa mère reçoivent des menaces très graves et doivent quitter le pays, laissant alors le père en prison. En séance, la simple évocation de ces phrases du père a permis de dévoiler la souffrance et la suspension dans le temps de cette mère et de son enfant. Un interdit, un secret qu’elles partagent toutes les deux mais qu’elles ne parviennent pas à nommer. L’interprétation inconsciente de la phrase du père était : « tu ne grandiras point, tu dois attendre ton père ». Sans le vouloir, la mère d’Anna l’empêchait de grandir. Elle était toujours traitée comme une enfant de 6 ans : elle l’aidait à s’habiller, elle lui donnait à manger et très souvent elles dormaient dans le même lit. Un travail de déconstruction de ce supposé interdit paternel s’est mis en place à travers l’évocation de souvenirs. Il s’agissait en effet d’un père aimant qui passait beaucoup de temps avec Anna. Ils partageaient une passion pour le sport, la lutte, discipline dans laquelle le père était quelqu’un de reconnu. Il lui avait promis de la lui apprendre. Plus nous avancions en séance dans les souvenirs, plus nous trouvions des promesses du père dont l’enfant se sentait prisonnier. Anna s’interdisait de grandir car cela signifiait pour elle rompre avec le désir de son père : celui de lui apprendre la « vie ». L’absence de nouvelles lié à l’incarcération était source de souffrance et de douleurs insurmontables pour toutes les deux, mais le présent de la vie, le désir de continuer à vivre d’Anna ont été plus forts que l’impossible promesse du père.

A partir de ce nouveau signifiant, une dynamique s’est recréée entre la mère et l’enfant. La mère s’est rendu compte que la manière dont elle nourrissait sa fille n’était pas toujours adéquate. Comment grandir lorsque l’alimentation est insuffisante ? Le changement a été étonnant, en quelques semaines, comme dans Alice au pays des merveilles, Anna a pris quelques centimètres et a gagné deux pointures.

Cette vignette clinique vient ainsi illustrer que le corps de l’être parlant est tout d’abord accueilli par le langage qui vient appareiller la jouissance avec le signifiant. C’est le langage qui est premier et qui vient donner un corps, subtil, mais un corps.

Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste


[1] Grass, Gunter. Le tambour, Paris : Le seuil, 1961

[2] Freud, Sigmund., L’interprétation des rêves, Paris : Puf, , 2004, p. 309.

[3] Freud, Sigmund., « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’inquiétante étrangeté et autres textes, Paris : Folio, Essais, 1985, p. 34.

[4] Lacan, Jacques. Le séminaire Livre IV, la relation d’objet, Paris : Le seuil, p. 245

[5] Appelfeld Aharon, Le garçon qui voulait dormir, Paris : Le Seuil, point, 2012.

[6] Ibid. p. 10