« Tenter de reconstruire ce qui, en deçà du langage,
dans le ressassement interne,
peut encore être communiqué à autrui. »
Georges-Arthur Goldschmidt[1]
Dès mon arrivée au Centre Primo Levi, j’ai été saisie par la question du récit de vie des patients. Suivre avec eux les traces de ce qu’ils ont traversé afin de construire le recueil d’une vie est un travail à la fois passionnant et éprouvant.
Il est éprouvant car, en droit d’asile, il incombe à celui qui invoque le droit à être protégé d’en apporter la preuve. C’est l’adage actori incumbit probatio inscrit à l’article L. 531-5 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Le demandeur d’asile est, pour ainsi dire, mis à l’épreuve, il doit “étayer sa demande d’asile”, dit le législateur. Une injonction paradoxale, puisque la demande qu’il adresse à l’État, c’est précisément d’étayage, de soutien contre les persécutions subies.
La Directive 83 de 2004 du Conseil de l’Union européenne, dite “Qualification”, pose les moyens de preuve pour être qualifié de réfugié : il s’agit de réussir l’épreuve ! La preuve est libre, tous les éléments pertinents sont acceptés. Cependant, à défaut de preuve documentaire, les seuls instruments à la disposition du demandeur pour forger l’intime conviction du juge de l’asile sont ses déclarations et sa crédibilité.
Pour la plupart de nos patients, les preuves documentaires sont quasi inexistantes et le plus souvent insuffisantes aux yeux des institutions. Leur discours est aussi entamé, troué par l’oubli ou par la honte, il vacille. Autour de la fente laissée par les violences vécues, ils restent seulement des traces d’un avant et d’un après.
Si ces traces ne sont pas toujours matérielles, elles sont, malgré tout, multiples. D’abord, le souvenir des personnes aimées, d’un pays, d’un mode de vie, d’une image révolue du monde et de soi. Et puis, la trace des violences et de l’effroi qu’elles ont provoqué, marqué dans leur corps et dans leur psychisme. Ensuite, sur le parcours d’exil, parfois la trace d’autres traumatismes qui viennent s’ajouter et des empreintes laissées aux portes de l’Union européenne pour ceux qui seront bientôt “dublinés”.
Ces éléments se mélangent dans l’après-coup traumatique avec l’exil, l’arrivée dans un nouveau pays et la perte de repères que cela entraîne. Il faudra alors retracer le chemin entre ces deux temporalités, ensemble, pour retrouver le sens, on s’oriente vers une demande d’asile.
Il s’agira d’assembler, faire le tri, repenser et ordonner chronologiquement toutes ces informations ; lire ces traces comme des pistes à suivre et reconstruire le sens via la narration. Il faudra aussi rendre vivantes les traces invisibles aux yeux des institutions à travers les certificats médicaux et attestations rédigés par les collègues médecins et psychologues.
C’est par la narration et par l’interprétation de ces traces parsemées et auparavant déliées qu’elles acquièrent la valeur d’indices. Et c’est dans la convergence d’un faisceau d’indices que nous trouvons, en droit, la preuve.
Je me souviens d’une patiente en particulier, Mme O. Sa psychologue me l’avait orientée pour un soutien dans le cadre de son recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Elle se sentait dépassée et avait du mal à comprendre ce qui était attendu d’elle. En plus, elle ne disposait d’aucune preuve documentaire de ce qu’elle avait subi, le seul instrument à sa disposition étant donc sa parole.
C’était inquiétant, car elle avait beaucoup de difficultés à s’exprimer. En reconstituant son récit de vie, soit elle était trop succincte dans la narration de ce qu’elle avait vécu, soit elle était submergée par ses émotions et s’arrêtait donc de parler. Elle finissait par s’attarder sur des faits moins pertinents pour sa demande d’asile, ce qui rendait son récit confus.
Il a été indispensable de lui réexpliquer, à chaque entretien, l’importance et le rôle des informations qu’on lui demandait, mais surtout de respecter son rythme. Ensemble, en faisant plusieurs allers-retours sur son histoire, selon ce qu’elle était en capacité de me livrer chaque jour, nous avons pu restituer son récit. Il est devenu plus consistent et ordonné chronologiquement.
Sa psychologue et le psychologue de son enfant, également suivi au Centre, l’ont soutenue en rédigeant des attestations sur les retentissements psychiques des violences qu’ils avaient subies. Ces attestations, des preuves documentaires, apportaient du sens à ses silences et rendaient d’autant plus cohérents ses dires.
Avant son audience à la Cour, nous avons à nouveau pris le temps d’échanger sur ce récit, notamment en quoi il relevait d’une demande de protection internationale. Ce temps a aussi été l’occasion pour elle de s’autoriser à dire quelque chose de sa tristesse et de la mettre en mots. C’est ainsi qu’elle a pu s’approprier ce travail commun et se voir accorder la protection subsidiaire.
Marcel Cohen a entrepris un travail similaire, publié dans son livre Sur la scène intérieure.- Faits. Dans cet ouvrage, l’auteur relie sous forme de récit des souvenirs, des photos, des documents et des témoignages sur des membres de sa famille déportés et morts à Auschwitz. Chaque chapitre est dédié à l’un d’entre eux dans une tentative de reconstruction posthume.
Dans l’avertissement, il nous dira qu’« aux monstruosités passées, il n’était pas possible d’ajouter l’injustice de laisser croire que ces matériaux étaient trop minces, la personnalité des disparus trop floue et (…) trop peu originale pour justifier un livre[2] ».
Pour moi, il se trouve précisément là l’intérêt de produire un récit de vie. Au-delà d’une nécessité pragmatique, des attentes de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) ou de la CNDA, et de la crainte d’être disqualifié en étant considéré comme migrant économique, il s’agit de rendre compte d’une subjectivité, de rendre humains celles et ceux qui sont parfois vus uniquement comme des chiffres.
Malgré ce qu’elles ont d’effroyables et parfois même d’incroyables, ces histoires de vie méritent d’être racontées. En essayant de communiquer l’incommunicable, nous parions sur l’humanité de notre lecteur et espérons produire plus qu’une trace narrative, une preuve que cela a été dit, entendu et vécu.
Pâmela Messias Arantes, juriste
EXTRAITS TEXTES DE LOI CONCERNANT LA PREUVE Article L531-5 du CESEDA : Il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande d’asile. Ces éléments sont constitués par ses déclarations et par tous les documents dont il dispose concernant son âge, son histoire personnelle, y compris celle de sa famille, son identité, sa ou ses nationalités, ses titres de voyage, les pays ainsi que les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire ainsi que les raisons justifiant sa demande. Il appartient à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande. Article 4, alinéa 5 de la Directive 2004/83/UE : 5. Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies: a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande |
[1] Cité par Marcel Cohen, Sur la scène intérieure. Faits, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2015, p.4.
[2] Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Paris, Folio, Galimard, 2015, p.5