Arrivés en masse dans les années 1970-1980 après les guerres d’indépendance et les conflits régionaux, les seniors issus des communautés asiatiques (Asie du Sud-Est) vieillissent aujourd’hui en France, soulevant des défis complexes, à la fois médicaux, sociaux et administratifs. Les parcours de vie de ces personnes, parfois marqués par la violence, l’exil, le déclassement social, laissent des traces profondes sur leur santé et leur autonomie, que l’arrivée à l’âge de la retraite et le vieillissement mettent en lumière.
Le constat d’un isolement croissant des seniors immigrés
L’isolement social des seniors, qui a doublé entre 2017 et 2020[1], touche particulièrement les populations immigrées. L’association BATIK International, en collaboration avec l’université Paris-Cité, a mené un travail de collecte et de valorisation d’histoires de vie entre 2021 et 2022 pour comprendre comment ces communautés asiatiques, notamment vietnamienne, cambodgienne et laotienne, ont vécu leur arrivée et leur installation en France. Ces histoires ont été rassemblées dans un recueil « Paroles d’Asie[2] », paru en 2022. Au cours des différents entretiens, certaines personnes se sont confiées sur les conséquences que leur parcours d’exil et leur installation en France ont eu sur elles, et notamment sur leur vieillissement.
Un état des lieux du vieillissement des populations asiatiques dans le 13e
Parmi les seniors originaires d’Asie du Sud-Est, il y a ceux qui connaissent, d’un côté, un « vieillissement réussi[3] »: ils sont en relativement bonne santé, socialement actifs au sein de leur communauté, et parviennent à surmonter les défis liés à l’âge, malgré quelques difficultés à s’adapter aux nouvelles technologies et aux transformations des dynamiques intergénérationnelles. Ces personnes n’ont pas de difficulté à maintenir un lien social et une certaine qualité de vie.
De l’autre côté, une part significative de cette population reste isolée, en proie à des difficultés majeures. Ce groupe, plus vulnérable, souffre d’un manque d’accès aux droits, aux soins et aux services publics. Les femmes, notamment, sont confrontées à des lacunes concernant leurs droits à la retraite ou à la couverture médicale. Pour ces seniors, le vieillissement est plus douloureux et moins bien accompagné. Les structures d’entraide communautaire, souvent sollicitées en premier recours, s’épuisent rapidement, et les services publics ne sont activés qu’en toute dernière instance, lorsque les solutions de proximité ont échoué.
Les séquelles d’un parcours migratoire difficile
Les seniors issus de cette immigration ont souvent traversé des épreuves marquantes avant et après leur arrivée en France. Leur parcours migratoire, souvent traumatique, inclut des épisodes de guerre, de torture, d’exil et de séparation familiale. Ces traumatismes non pris en charge peuvent engendrer un vieillissement marqué par des problèmes de santé chroniques. Par ailleurs, des études montrent que ces seniors souffrent davantage de pathologies liées à la pénibilité du travail (notamment dans la restauration, le textile, en tant qu’employés de maison…)[4] et connaissent un vieillissement précoce.
Une des personnes ayant participé à la collecte d’histoires de vie a ainsi partagé le récit de l’injustice vécue par sa mère, qui, arrivée dans les années 70 à l’âge de 10 ans, s’est vu attribuer un âge erroné, quatre ans de moins, pour pouvoir s’inscrire à l’école. Aujourd’hui, et alors qu’elle a exercé toute sa vie durant un travail pénible, elle ne peut pas prendre sa retraite, malgré son âge avancé et sa fatigue.
Les plus isolées d’entre elles vivent dans des logements inadaptés au vieillissement (foyers, logements insalubres) et peinent à accéder aux soins, en raison de la barrière linguistique, de la fracture numérique, ou simplement de la méconnaissance des dispositifs existants. Ces difficultés sont exacerbées par un faible niveau de ressources, les plaçant dans une situation de précarité accrue à l’âge de la retraite
Le déclassement social et ses répercussions
Certain-e.s d’entre eux/elles, à leur arrivée en France, ont dû accepter des emplois qu’ils ou elles ne connaissaient pas, ne correspondant pas à leurs aspirations ou à leurs compétences acquises dans leurs précédents emplois. Parfois, c’est même un phénomène de « déclassement » qu’ils ont pu vivre, acceptant des emplois peu qualifiés et mal rémunérés, malgré leurs compétences et qualifications antérieures. Au-delà des conséquences financières sur le montant de leur retraite, cela a pu avoir des conséquences sur la santé tant physique que psychique, toujours présentes, voire s’aggravant avec le vieillissement.
Ainsi, dans son témoignage, André Seng raconte la dépression et la descente en addiction de son père, ancien cadre supérieur au Laos. Lorsque la guerre éclate en 1975, sa famille et lui se réfugient en France, mais ils perdent toutes leurs ressources financières et matérielles. A 40 ans, il accepte de travailler dans une usine, mais le travail est pénible, mal rémunéré, et dévalorisé. Il sombre dans l’alcoolisme. Quelques années plus tard, il mettra fin à ses jours. Son fils André reste persuadé que c’est la perte de son statut social et l’éloignement du pays qui l’ont tué. Combien d’autres réfugiés ont eu des conséquences psychiques liés à la perte de leur emploi, le manque de valorisation de leurs compétences, le déclassement socioprofessionnel ?
Vers une meilleure prise en charge des seniors asiatiques
Tout ce que nous venons d’évoquer constitue des freins pour accéder à un « vieillissement réussi » pour une partie des personnes des communautés asiatiques. Si, initialement, la France a adopté une politique d’accueil pour cette communauté, elle ne semble pas avoir été suffisante pour les plus vulnérables. Ils n’ont pas été correctement accompagnés pour s’installer, trouver un travail convenable, soigner les maux de l’exil et de l’arrachement à la terre, accéder aux droits de santé et administratifs…
Aujourd’hui, les seniors asiatiques font face à des difficultés particulières liées à la fracture numérique, qui entrave leur accès aux services dématérialisés, mais aussi à un manque de prise en compte de leur histoire migratoire et des spécificités culturelles. L’incompréhension des particularités de ces communautés peut entraîner une méfiance vis-à-vis des services publics, ce qui contribue au non-recours aux soins.
Pour améliorer leur vieillissement, plusieurs pistes doivent être explorées : les dispositifs interculturels doivent être renforcés. Les lieux de socialisation et d’échange, adaptés à leurs besoins, pourraient également jouer un rôle central dans la lutte contre l’isolement social. Une meilleure information sur les droits sociaux et les dispositifs de santé, diffusée par les associations mais aussi par les services publics, est indispensable pour améliorer la qualité de vie de ces personnes.
Flora Baron, chargée de projet « Déchiffrons les mémoires » pour l’association BATIK International.
[1] Petits Frères des pauvres, Baromètre solitude et Isolement : quand on a plus de 60 ans en France en 2021, 2021. Source : www.petitsfreresdespauvres.fr
[2] BATIK International, Paroles d’Asie, recueil de témoignages, récits de vie de seniors originaires d’Asie du Sud-Est, 2022.
[3] Idem, 13 S’âges. Guide pour accompagner les seniors asiatiques du 13e arrondissement de Paris, 2014. Source : www.batik-international.org. Consultable en ligne, ce guide présente des témoignages, des conseils et d’autres éléments de compréhension des problématiques rencontrées par ces personnes.
[4] DARES, Les Métiers des immigrés, Document d’études, septembre 2021, N°254. Source : dares.travail-emploi.gouv.fr