En consultation médicale, au Centre Primo Levi, mes patients rapportent des symptômes qui sont, souvent, des traces des violences subies. Parmi ce cortège de symptômes, il y a bien sûr les traces visibles (cicatrices, mutilations…), les symptômes physiques en lien avec des violences (céphalées, douleurs articulaires, abdominales, signes urinaires…), et les symptômes psychiques « purs », qui relèvent la plupart du temps de l’état de stress post-traumatique : troubles du sommeil, anxiété, pensées envahissantes…
Lorsque mes patients déposent ces plaintes dans le cabinet médical, ils attendent en général que je trouve un diagnostic, des explications à leurs maux : Pourquoi j’ai mal ? Mais ils attendent aussi d’être soulagés.
Alors, souvent, dès la première rencontre, j’instaure un traitement. J’ai plutôt grandi dans une culture médicale où l’on réfléchit à deux fois avant de prescrire un traitement médicamenteux : on prend au sérieux les risques d’effets secondaires, d’interactions avec d’autres traitements, en pesant la balance bénéfices-risques de tout médicament ou examen… Mais, au Centre Primo Levi, ma pratique diffère.
Pour les troubles du sommeil, par exemple, sur mon autre lieu d’exercice (un Centre de santé en Seine-Saint-Denis), je prescris très rarement des somnifères. Je propose en première intention des conseils pour retrouver le sommeil : éviter les écrans au coucher, rétablir un rythme circadien en se levant le matin et en évitant les siestes…
Au Centre Primo Levi, j’agis différemment, en cherchant à soulager rapidement certains symptômes, qui sont les traces envahissantes, bruyantes des violences vécues. Et ce, pour plusieurs raisons :
- Souvent, les personnes qui arrivent au centre n’ont pas encore eu de « véritable » suivi médical. Elles ont parfois réalisé un bilan dans des structures prenant en charge les primo-arrivants, mais sans suivi. Leur lieu de vie n’étant pas stabilisé, elles n’ont pas pu s’inscrire dans un parcours de soins, d’autant plus qu’elles sont accaparées par des problématiques matérielles et administratives. La première consultation médicale au Centre est donc parfois le premier moment où elles se préoccupent de leur santé et se recentrent sur elles, enfin. Il est important de saisir et d’accompagner ce mouvement de prise en soin.
- Dans le contrat implicite entre un médecin et son patient, il y a aussi cette idée de soulager. C’est ce qu’on attend d’un médecin. Apporter une solution rapide contribue à favoriser l’alliance thérapeutique avec mes patients. Lorsque je les revois aux consultations suivantes et qu’ils ont été soulagés, la confiance grandit. D’autant que nos patients sont parfois tellement déconnectés (du fait de la perte de repères, d’oublis, de manque de stabilité…) qu’il est important que l’accroche se fasse vite.
- Le soulagement des symptômes permet également d’entrevoir de l’espoir : c’est possible d’aller mieux, malgré ce que j’ai vécu, malgré mes conditions de vie dramatiques… Un patient qui avait des douleurs de dos très handicapantes et persistantes les avait mises de côté pendant des années, persuadé, disait-il, qu’elles ne disparaîtraient jamais. Il avait intégré cette idée fataliste. Ce fut un grand soulagement pour lui d’expérimenter que ses douleurs pouvaient s’estomper, et cela lui a permis d’envisager l’avenir autrement.
- Devant des personnes très fragilisées, souvent dans un grand dénuement matériel, il y a probablement aussi une part de volonté de compenser, de combler le vide parfois immense ressenti par les patients. Symboliquement, c’est une forme d’accusé de réception de ce qu’ils déposent dans notre espace, une façon d’être à l’écoute, de témoigner de l’empathie. Par exemple, dans mon autre lieu d’exercice, je ne prescris quasiment jamais de sirop contre la toux. Aucune étude n’a montré la preuve de leur efficacité, et certains présentent des effets indésirables. Au Centre Primo Levi, j’en prescris, pour ne pas leur faire essuyer un nouveau refus à leur demande (leur parcours est souvent une succession de portes fermées, de refus).
- Aussi, diminuer leurs symptômes permet d’avancer leur travail dans d’autres espaces, de faire de la place à ces traces très envahissantes pour accéder à autre chose. Si un patient est douloureux, dans un état que l’on appelle « douleur totale » (un cumul de souffrances physiques, morales, sociales…), il n’est que douleur. Il n’est alors pas en capacité d’effectuer des démarches administratives ou de s’engager dans un travail psychothérapeutique.
Les pensées intrusives, par exemple, traces là encore du trauma, en lien avec les reviviscences, peuvent envahir le quotidien sous plusieurs formes : attaques de panique, cauchemars, céphalées… que les patients décrivent d’ailleurs très bien. Ce sont les maux de tête qui viennent quand je pense trop. Lorsque l’on soulage ces symptômes, les patients sont davantage disponibles psychiquement. Ils peuvent se mobiliser plus facilement, notamment dans leur psychothérapie.
- Enfin, pouvoir contrôler un symptôme gênant, c’est reprendre du pouvoir sur son corps, reprendre le dessus après avoir été en position d’objet, soumis à la douleur. Je pense à un patient qui décrivait des douleurs très intenses et invalidantes au niveau des cervicales. Il était physiquement prostré, courbé, le regard vers le sol. Diminuer ces douleurs lui a permis de se repositionner comme sujet : je suis capable de…, j’ai du pouvoir sur mon corps. Il est intéressant de constater qu’à la consultation suivante (un mois plus tard dans son cas, la fréquence varie selon les personnes, les besoins de surveillance…), cet homme avait changé de posture : il s’était redressé, plus ancré dans le sol, le regard relevé.
Je formule d’ailleurs souvent ces changements, ces petites avancées. Après un traumatisme, du fait de la dissociation, les personnes sont déconnectées de leurs sensations. Au moment du trauma, pour se protéger, le cerveau se déconnecte des sensations ressenties : le corps devient alors désaffecté. Cette déconnexion entre corps et émotions perdure dans le temps. Les aider à refaire des liens fait, selon moi, partie intégrante de leur accompagnement : souligner, par exemple, c’est intéressant ce que vous dites : vous faites maintenant le lien entre les difficultés respiratoires que vous décrivez et l’angoisse. Comprendre ses symptômes, c’est une façon de les apprivoiser, de les maîtriser. Ce tissage se fait très progressivement.
La solution médicamenteuse a aussi ses limites. Un patient artiste m’a dit ne plus supporter l’antidépresseur que je lui avais prescrit. Il fonctionnait bien, atténuait ses cauchemars et pensées intrusives, cette part envahissante des traces des violences passées. Mais il disait être bridé dans ses pensées, ce qui l’empêchait de créer. Comment trouver le bon dosage pour éteindre l’envahissant, sans annuler l’essence même des personnes ?
Et parfois, malgré l’accompagnement pluridisciplinaire, les traitements, l’écoute, les symptômes persistent. Ils s’installent, se modifient, se chronicisent. Dans ces situations, les traces se creusent plus profondément. On continue alors d’accompagner, en acceptant qu’un apaisement partiel soit déjà une avancée. Le fait d’avoir maintenu un suivi, d’avoir expérimenté un mieux-être, est en soi un point d’appui pour la suite.
Dans ces moments, je prends parfois le temps de rappeler l’énergie déployée pour arriver jusqu’ici, le chemin parcouru… Afin de valoriser les ressources que les personnes ont mobilisées jusqu’ici et qui leur ont permis, malgré tout, de tracer leur chemin.
Nadia Kandelman, médecin généraliste