L’hospitalité institutionnelle

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La clinique institutionnelle pourrait commencer dès l’accueil au sein de la structure. Un accueil inconditionnel, c’est-à-dire sans cesse renouvelé, incarné et qui permettrait d’aller vers d’autres espaces en toute confiance.

L’Espace, du latin spatium qui signifie l’arène mais également la distance et la durée, demeure un milieu au sein duquel ont lieu les phénomènes observés (Descartes). Ce serait le définissable de l’espace réel, dans une certaine mesure, s’appuyant sur une idée scientifique du lieu.

Si les murs de l’institution parlaient, que pourraient-ils nous dire ? Quel est donc cet espace que nous professionnels habitons, occupons quotidiennement et qui est rendu vivant par la rencontre qu’il permet, de la salle d’attente, lieu de vie collectif, à l’intimité des bureaux de consultation ?

L’institution est faite de murs physiques, plus ou moins défraichis, qui incarnent son existence sur un territoire pour accueillir, informer, soigner, héberger. Si elle peut être l’enveloppe d’une équipe et d’un projet, elle est avant tout le lieu d’accueil du public qui, par son incarnation, propose une expérience à la fois commune et individuelle à ceux et à celles qu’elle reçoit.

Observons la salle d’attente du Centre Primo Levi, une salle carrée, bordée de chaises et de jeux d’enfants, avec une table au centre pour le thé et le café. Le wifi est accessible. Silencieuse ou animée, elle prend vie par la simple présence des patients. Elle s’anime entre les nouveaux venus qui observent le lieu, en retrait, et les plus anciens qui s’y retrouvent, sont familiers d’eux-mêmes et de l’espace. On palabre, on se sert le café et le thé, on rit, on échange, on se donne des nouvelles ou des rendez-vous à l’extérieur. Quelquefois, on se retrouve par hasard quand on s’est quitté en Libye. C’est un lieu où se mélangent les langues et les expériences individuelles avec un point commun : l’exil déposé dans la même institution.

Ils vont et viennent par cette porte qui est rarement fermée, qu’ils aient des consultations ou non. Pour annoncer une nouvelle, déposer un courrier, demander un rendez-vous quand les messages restent trop longtemps sans réponse, avoir le wifi et quelquefois y rester quelques heures à défaut de trouver un abri ailleurs. Ils peuvent attendre, partir et revenir, deux fois dans la même journée ou plusieurs fois dans la semaine, sans énoncer une plainte ou une obligation quelconque. Les patients du Centre Primo Levi sont arrangeants avec la vie institutionnelle et leur quotidien souvent aride, peut-être à outrance pourrait-on penser parfois. Ils ont appris malgré eux à faire avec la contrainte, à se soumettre là-bas et ici.

A les entendre en entretien social, ils expriment une reconnaissance toute particulière : celle d’un accueil qui excuserait nos oublis, nos retards et nos manquements et qui, malgré tout, produirait quelque chose chez eux de bénéfique. « Vous m’avez redonné le sourire. » « Je ne sais pas où je serais sans Primo Levi. » Quel est ce où ? A quoi fait-il référence ? A un lieu que l’on ne peut pas imaginer, à des méandres intérieurs qui se sont éloignés, à l’effroi de ce que cela pourrait être, ailleurs ? Que signifie ce Primo Levi ? Que signifie ce sourire ?

Un élément de réponse : l’inconditionnalité où l’accueil est seulement soumis au mandat de soins. Pas de temps de prise en charge prédéfini, une indépendance relative vis-à-vis des aléas administratifs, sociaux ou médicaux, un accompagnement qui se ponctue par toutes les étapes et les épreuves que représente l’arrivée dans un pays étranger sous contrainte. Celles-ci sont accompagnées et donc reconnues, produisant en retour l’expression de cette reconnaissance qui est adressée à l’institution, de l’espace d’accueil aux entretiens individuels. Une reconnaissance régulièrement exprimée qui pourrait tenter de s’interroger à travers le prisme que produirait l’institution, malgré elle, dans cet indéfinissable auquel elle n’a même peut-être jamais pensé.

L’accueil inconditionnel sur mandat de santé est avant tout un acte de reconnaissance de la nécessité d’un lien pérenne, quand tout a été fragmenté, rompu si ce n’est d’autres choses. C’est la possibilité d’une continuité dans la dislocation. Cette étape fondatrice permet aux patients de s’approprier un lieu non conditionné par la réalité de l’accueil étatique qui bien souvent, écrase et laisse peu de place au mouvement. L’inconditionnalité produit de la reconnaissance, restaurant cette part d’humanité qui a été entamée et permettant, telle que Guillaume Leblanc[i] l’exprime, la possibilité de faire œuvre de nouveau, en produisant une figure, un mouvement ; en réinventant quelque chose de soi dans le temps et l’espace du dehors.

L’inconditionnel nourrirait un lien vécu comme bienveillant car permanent, résistant aux épreuves du dehors, ouvrant ainsi une possibilité de mobiliser autre chose ; cette manière propre à chacun de faire œuvre, avec ses perspectives d’alliance thérapeutique. L’expérience de l’asile au sens d’une hospitalité institutionnelle apporterait le climat de confiance et de sécurité nécessaire à la rencontre, permettant l’exploration de l’espace potentiel tel que pensé par Winnicott[ii], créant dynamiques d’échange, jeux relationnels et plaisirs.

Auprès des patients en errance et sans abri de nuit, contraints d’être exposés en permanence à la scène sociale, ma préoccupation est de remettre de l’entour par des murs réels, là où, par l’errance et la solitude, tout s’échappe et envahit ; de remettre du temps et du lieu là où la prolongation de l’errance produit de la distorsion ; de multiplier les expériences d’hospitalité, à l’extérieur du Centre Primo Levi. Faire des propositions d’activités artistiques et linguistiques, organiser leur semaine, les faire venir deux fois dans ce lieu vécu comme ressource, proposer de dormir une heure ou deux dans un bureau vide à l’abri des regards. Créer des espaces et des temps où ils sont attendus et par lesquels quelque chose se maintient, malgré tout. Etre attendu, c’est être désiré. Et bien que dans ces situations de grande exclusion, le jeu relationnel peut être écrasé par un quotidien aride, infini, sans frontières et sans murs réels, il est encore rendu possible par l’accueil inconditionnel et la possibilité d’y trouver un asile. Amarrer à un espace institutionnel, pourrait-on imaginer, quand celui-ci n’est pas possible ailleurs permettrait l’ouverture de cet espace potentiel évoqué par Winnicott[iii] ou du moins en partie. Créer de l’entour quand tout a été fragmenté et dispersé, puis l’externaliser, quand l’expérience d’un accueil suffisamment bienveillant et non menaçant, sans conditions de durée ou de réalité juridique, a pu se vivre.

Depuis septembre 2019, une dizaine de patients fréquentent les ateliers d’expression personnelle de la Maison de la Poésie à Paris, par notre entremise. Les patients en situation de grande exclusion, sans hébergement et sans ressources se sont particulièrement investis. Assidus, participatifs, ils en disent bien peu sur ce qui se passe entre ces murs. Mais ils expriment le plaisir qu’ils y trouvent, par des sourires et des rires. Ateliers de groupe, mélange des langues et des pays. S’ils ne viennent pas, on les appelle. Le lien est maintenu et n’est pas suspensif à leur absence. Il y a une préoccupation vis-à-vis d’eux-mêmes, là où bien souvent, les liens sociaux précédents ont été menaçants ou conditionnés. On pourrait supposer qu’ils y refont une expérience d’accueil et d’hospitalité, par l’entremise du centre de soins qu’ils considèrent comme le lieu d’amarrage, au sein d’un groupe où le seul enjeu serait celui de prendre du plaisir, à nouveau. Il y aurait presque une superposition des murs réels du Centre Primo Levi avec ceux de la Maison de la Poésie, comme un continuum de cette expérience d’hospitalité globale, sur le territoire, pour le temps qui leur est nécessaire.

L’espace institutionnel est sans cesse traversé par les rêveries, la rencontre du dedans et du dehors, le jeu entre les sujets, qu’ils soient soignants ou non, le maintenant avec le hier et le demain, le réel et le fantasmatique. Par les murs réels et son accueil inconditionnel, il produit ce contenant qui, bien souvent, a été attaqué par l’exil. Il permet le lien tenace avec l’institution et les soins individuels proposés. Il ouvre ainsi d’autres espaces psychiques et physiques et favorise l’émergence d’une communauté de patients qui fait de l’exil, une expérience aussi collective.

Elise Plessis, assistante sociale au centre de soins


[i] Brugère, F. et Leblanc, G., La fin de l’hospitalité, Paris, Flammarion, 2017

[ii] Winnicott D. W., 1971, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 2002.

[iii] Ibid.