L’institution, à la croisée des savoirs ?

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A sa création, la psychothérapie institutionnelle est venue bouleverser la relation soignant-soigné. Dans une autre perspective, nous avons souhaité questionner la co-construction d’un savoir. Entretien avec Clémence Puel, alliée à ATD Quart-Monde, doctorante en sociologie et chargée de mission au collège coopératif de Bretagne.

Le Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 du Code de l’action sociale et des familles définit les principes de participation, d’inclusion et de citoyenneté des « personnes bénéficiant d’un accompagnement social ». A cela, s’ajoute la prise en compte et la complémentarité des savoirs académiques (des universitaires), d’action (des professionnels) et issus de l’expérience (des « personnes bénéficiant d’un accompagnement social »)

Qu’entend-t-on par la reconnaissance des savoirs expérientiels ?

A mon sens, c’est une question fondamentalement politique, à savoir redonner la parole aux plus exclus, dans un idéal d’horizontalité et de relations plus égalitaires entre les personnes dont le savoir est validé et reconnu par un titre, un diplôme, et les autres, le plus souvent seulement destinataires des interventions. Ce qui interroge ce que l’on entend par participation. Aujourd’hui, tout est « participation ». C’est quasiment devenu une mode, une volonté politique très forte (Par exemple, le grand débat). C’est aussi très présent dans le champ de l’intervention sociale depuis la fin des années 1990, où elle devient l’objet de mesures réglementaires avec l’idée que tout individu doit « prendre part » à différents domaines de la vie sociale et citoyenne ; dans une logique d’approfondissement du principe démocratique. Sauf qu’à ce jour, nous ne savons pas comment faire. Nous ne savons pas redonner la parole aux plus exclus.

Penser la participation ne peut être séparé d’une réflexion concernant trois domaines fondamentaux que sont le politique, l’éthique et l’épistémologique.

Quels en sont alors les enjeux politiques ?

La question pourrait se formuler ainsi : comment faire pour instaurer des conditions de parité de participation entre des personnes ayant des statuts différents ? Au niveau institutionnel, cela vient bouleverser l’ensemble de l’organisation. Par exemple, si une personne intervient au titre de son expérience du vécu, ne doit-elle pas être, elle aussi, rémunérée ? Ce qui sous-tend un travail de levée de fonds alors que nous sommes plutôt dans une période de restriction budgétaire. Cela pose aussi une question pour la personne concernée, pour qui une rémunération, même moindre, peut engendrer une perte d’allocations par exemple. Ce n’est pas à négliger !

Cette situation de participation des personnes au titre de leur savoir du vécu bouleverse donc l’institution dans son ensemble. Un autre exemple : la communication. Chaque organisme possède son propre jargon, vocabulaire. Par ailleurs, l’outil informatique devient indispensable, or, il fabrique aussi des exclusions. Comment trouver de nouvelles manières de communiquer en tenant compte de cet élément ?

A quoi faut-il penser au niveau éthique ?

Suite à diverses expériences et implications au sein de quelques organismes dans le travail social, je constate que les pratiques institutionnelles ne sont généralement pas adaptées pour les personnes intervenant au titre de leur expérience du vécu. Si les conditions que je viens d’évoquer ne sont pas réunies, cela ne fait que confronter l’individu à son incapacité. Dans les cas où cela fonctionne et sans que cela soit une généralité, il arrive que les personnes sollicitées soient déjà à l’aise avec la parole, avec l’écriture, avec l’informatique. Elles peuvent avoir fait un travail réflexif sur leur histoire, leur parcours et avoir unepratique militante. Le risque serait alors de ne faire appel qu’à elles et d’exclure ainsi les autres voix.

Il faut donc penser la question de la représentation des personnes au sein de l’institution : au nom de qui ? De quoi ? Avec quels moyens ? Dans quels intérêts ? Il est nécessaire de veiller à ce qu’un collectif engagé dans la réalisation d’une cause commune soit balisé par une démarche garante et responsable de la finalité de l’action.

Pour quelle raison ?

Venir parler de son expérience, de soi, de son histoire, relève du témoignage. Témoigner, c’est s’exposer, se dévoiler, rendre public une partie de soi. Cela peut avoir plusieurs effets délétères car le récit nécessite de revenir parfois sur une expérience douloureuse, difficile. Si tel est le cas, cela peut aussi susciter des émotions vives pour ses destinataires. Par ailleurs, on peut se demander si témoigner change véritablement la situation de la personne ? Donc, comment amener à partager son savoir expérientiel sans pour autant faire un récit individuel ? En d’autres termes, comment passer d’une expérience vécue individuelle et située, à une expérience collective, généralisable, transmissible et apprenante ?

La démarche du croisement des savoirs et des pratiques© d’ATD Quart-Monde parle du savoir de lutte contre la pauvreté, pour insister sur la dimension collective, sur la co-construction d’un savoir relatif au vécu de la pauvreté. Il ne s’agit donc plus d’une personne qui vient témoigner de son expérience, mais d’un groupe social qui met en commun son expérience propre et individuelle de lutte contre la pauvreté. Un savoir collectif se co-construit pour être transmissible et être porté au sein de différentes instances

A ATD Quart Monde, faire émerger le savoir expérientiel est inscrit dans son histoire, comment cela s’est passé ?

Le mouvement ATD Quart-Monde[i] lutte depuis 1960 de façon active pour éradiquer la misère dans le monde. La pensée de son Père Fondateur, Joseph Wresinski s’instaure dans l’idée que « tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable, qui fait sa dignité d’homme ».  A partir de là, le mouvement agit au travers de différentes actions. Le croisement des savoirs et des pratiques© naît en 1996. Portée par une équipe aux identités et statuts pluriels qui en invente sa pédagogie, l’objectif bâtisseur de cette recherche est de « réhabiliter au bénéfice de tous, la contribution intellectuelle et pratique issue de l’analyse [de leur vécu], des personnes en situation de grande pauvreté et d’exclusion[ii] ».

En effet, le mouvement ATD Quart Monde dénonce la non reconnaissance du savoir de l’expérience de vie des personnes en situation de pauvreté, en précisant le caractère non homogène de leur identité, et qui a comme corollaire l’échec des luttes contre la pauvreté. Ainsi, la finalité de la démarche est de construire une « communauté solidaire » afin « d’éradiquer la misère dans le monde » et de pouvoir « enclencher et vivre durablement un processus démocratique[iii]. » La démarche du croisement des savoirs et des pratiques© doit donc permettre, au travers de domaines triples (action, recherche, formation), une co-production des savoirs, et relève plus d’une « philosophie, d’une manière d’être et d’agir », que d’une simple méthode.

Comment ça se passe alors concrètement ?

Toute action au croisement des savoirs vise donc à lutter contre la pauvreté. L’objectif n’est pas de faire de la participation. Les principes sont : la représentation par un collectif, la construction du savoir en groupe de pairs qui va au-delà du témoignage et l’aménagement des conditions de participation (avec un vocabulaire adapté, une rémunération, un ajustement du rythme et de la durée). Cette pédagogie a fait l’objet d’une charte garante de la démarche (« Charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale[iv]©. »

Après, tout dépend du projet qui est mené en croisement des savoirs. Au sein d’ATD Quart Monde, cela peut être des actions très concrètes dans le champ de la lutte contre la pauvreté mais aussi de la co-formation et de la recherche.

En fonction du projet donc, des groupes de pairs sont constitués pour que chacun puisse élaborer, co-construire un savoir collectif dans un espace sécurisant.

Puis, chaque groupe de pairs se rencontre et se confronte pour mieux se comprendre, mais aussi pour co-produire des connaissances nouvelles. Les différents savoirs partagés dans des conditions propices se renforcent et se complètent.

Ces groupes sont animés par une personne légitime auprès de ses membres. Les propos tenus peuvent amener à des réactions vives, des désaccords, du rejet de la part des autres. D’où l’importance du rôle de cet animateur qui est là pour recentrer, recadrer les échanges et réajuster en fonction de ce qui se dit. En d’autres mots, son rôle est de « faire des ponts », comme ont pu dire des personnes militantes d’une recherche en croisement des savoirs. 

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef


[i] https://www.atd-quartmonde.fr/qui-sommes-nous/nos-actions/

[ii] https://www.atd-quartmonde.fr/nos-actions/action-pour-lacces-a-la-parole/le-croisement-des-savoirs-et-des-pratiques-3/

[iii] Ferrand, C. (2008) (dir.). Le croisement des pouvoirs. Croiser les savoirs en formation, recherche, action. Paris : Editions de l’Atelier / Editions Quart Monde, p.14.

[iv] https://www.atd-quartmonde.fr/mot-cle/croisement-des-savoirs/ ; 2006