L’intervention d’un tiers pour réinventer sa pratique

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Dans leur accompagnement, les professionnels peuvent se retrouver en difficulté face aux souffrances des personnes ayant vécu une violence extrême. Comment prendre du recul face aux propos entendus ?

La violence intentionnelle, qu’elle soit physique, psychique, commise ou suggérée, dans un pays où règne l’impunité, produit des effets dévastateurs sur celui ou celle qui la subit. En plus de leurs ressentis, les enfants éprouvent à travers leurs parents la peur, l’effroi, l’incapacité d’agir, la destitution d’une place de père ou de mère qu’ils cherchent tant bien que mal à compenser. Les adultes se sentent défaillants dans la protection qu’ils aimeraient assurer, coupables, honteux, parfois anéantis. D’autres manifestations altèrent leur quotidien : éviter de prendre des transports par crainte qu’ils soient le lieu d’une tragédie, se taire face à une personne représentant l’autorité en place… Tous ces comportements ont bien sûr un effet sur tous les liens. Que ce soit au sein d’un couple, envers ses enfants, ses parents, ses amis ou avec le professionnel qui reçoit cette parole.

Ainsi, lorsque l’on a choisi d’être dans une relation d’aide, il y a de quoi se sentir démuni lorsqu’on n’y parvient pas. Il existe de nombreuses raisons à cela, notamment le contexte politique actuel qui, par des délais toujours plus courts et des preuves toujours plus difficiles à fournir, ne favorise pas l’accompagnement qu’on souhaiterait mettre en place. Au contraire, ce contexte délétère potentialise les effets du traumatisme induisant un comportement « inadapté » (plaintif, inanimé, fermé, agressif…). Ce qui réduit les chances d’obtenir une protection légale.

D’où l’importance, en tant que professionnels, de s’octroyer des temps de réflexion et de partage d’expérience collectifs, pour venir rompre l’isolement ou la détresse dans laquelle on peut se retrouver. La torture et le régime de la terreur qu’elle instaure ont pour arme tout ce qui dégrade la langue. Quand les mots manquent, seule reste la cacophonie des maux. La symptomatologie liée aux traumas consécutifs à la violence politique peut se décrire en termes de paralysie, de sidération, d’anesthésie, autrement dit d’arrêt du mouvement. Il s’agit toujours de lutter contre les puissances de déliaison qui attaquent les figures de d’altérité, d’un point de vue non seulement subjectif et singulier mais aussi collectif.


Les espaces de supervision – dont bénéficie l’équipe du Centre Primo Levi et qu’elle propose à son tour – permettent de symboliser, c’est-à-dire de transformer les faits bruts entendus, les « blocs de réel », ces récits emprunts de violences, de cruautés, de transgressions auxquels les soignants sont exposés. Cette mise en mots a pour objet si ce n’est d’empêcher, au moins de contenir la « contamination » traumatique. Dans sa relation à la personne victime de violence, il s’agit aussi de remettre en circulation sur le plan intrapsychique et sur le plan intersubjectif ce qu’une intentionnalité malveillante a tenté de faire disparaitre. Cela passe aussi par la nécessité d’un travail constant de « réparation » de la langue pour faire à nouveau lien. La rencontre avec une personne qui a été « effractée » par la violence ne peut se faire sans soutenir l’écart nécessaire à la pudeur, cet espace transitionnel entre les sujets qui permet le « jeu ». Cette juste distance, progressivement travaillée et sans cesse réaffirmée, favorise la nouvelle instauration de limites, celles qui permettent notamment de distinguer ce qui provient du dedans (pulsionnel, fantasmatique) de ce qui provient du dehors (l’environnement).

L’analyse de pratiques, en permettant à chacun d’exposer des situations qui le préoccupe, favorise la prise de recul nécessaire à sa pratique. Elle n’agit pas simplement au niveau individuel par la compréhension de mécanismes de défense, d’attitudes, qu’ils proviennent de la personne soutenue ou du professionnel. En engendrant une dynamique plus fluide, que ce soit au niveau d’une équipe ou d’un réseau, elle intervient aussi au niveau du collectif.

Marie Daniès, rédactrice en chef