Pour un autre deuil : l’éloge de la mélancolie

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« C’est parce qu’il y a de l’irrémédiable qu’il y a de la parole[1] » P. Forest.

L’expérience de la mort est impossible à partager tant le savoir qui s’en dégage est un savoir singulier. Expérience par ailleurs dérangée par le « pouvoir » qui lui, souhaite un effacement des effets de la perte sur les individus. Dit autrement, le mot d’ordre de la société est : « fais ton deuil et continue à vivre ».

A travers le cas particulier de la mélancolie, nous verrons comment un deuil peut être sans fin, à la différence du deuil « normal » qui lui, en possède une. Pour Madame A, patiente au Centre Primo Levi, la mélancolie implique un style de vie en lien avec le réel, c’est-à-dire avec l’irrécupérable du passé, mais aussi avec ce que nous ne pouvons pas anticiper, le futur. Le sujet mélancolique a un rapport différent au monde. C’est un obstiné qui s’attache à ce qu’il a perdu, sans tomber dans la nostalgie. Si le nostalgique a un désir de revenir au passé, le mélancolique ne l’a pas. Il s’agit d’un rapport au temps qui rend le présent, à chaque instant, troué par ce qui manque. C’est une manière de produire une légère coupure dans la trame du temps qui passe et avance vers l’inévitable.

Comment accompagner ces personnes qui ont perdu leurs proches, leurs biens matériels, leur statut social ? Toute tentative symbolique et réelle de combler le manque lié à ces pertes est dérisoire. Le refus de la consolation est un point commun à toutes celles et ceux reçus au Centre Primo Levi. Dans certains cas, aucune parole dite par le patient ne pourra combler la perte, les pertes. Nous sommes souvent simplement des témoins de l’inconsolable. Venir parler, dire ce qui s’est passé pour chacun de nos patients est la preuve matérielle d’une vérité intime. La reconnaissance de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) ou de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) sont des réponses extérieures importantes mais insuffisantes. Venir chaque semaine au Centre Primo Levi et prendre la parole est un acte qui va au-delà de l’énonciation elle-même. C’est une manière de ne pas reculer devant l’irrémédiable sans chercher aucune consolation, aucun secours, ni réparation. Ce refus de la consolation a une valeur subversive, politique, qui va contre la doxa qui incite à passer à autre chose.

Madame A est née dans un pays du Moyen-Orient. Elle grandit dans une famille riche et cultivée. C’est une élève brillante, remarquée par ses professeurs et ses camarades de classe pour sa vivacité, son intelligence et sa simplicité dans son rapport aux autres. A dix-huit ans, elle décide de devenir médecin. Cette même année, son père meurt de manière subite, peut-être d’un arrêt cardiaque. Elle ne sait pas à ce moment-là que sa mort va l’affecter toute sa vie durant. Après des études brillantes, elle trouve très vite une place dans un hôpital de la capitale. Elle commence à soigner tout patient, y compris ceux que le régime de son pays lui interdit de prendre en charge. Ce qui commence à poser problème. Mais Madame A ne veut pas déroger à sa déontologie de médecin et souhaite continuer à recevoir des personnes victimes de la violence politique de son pays.

Le régime en place décide de l’envoyer loin de la capitale et lui interdit d’exercer son métier. Elle continue malgré tout, à ses risques et périls, jusqu’au jour où sa fille se fait renverser par une voiture en sortant de l’école. C’est un acte commandité. Elle est blessée à la jambe et frôle la mort.

Madame A décide alors de quitter son pays rapidement et choisit de s’installer en France pour ce qu’elle représente, les droits de l’homme. Un long périple commence pour elle et sa fille. Si j’évoque ce cas, c’est parce que cette femme brillante, forte et sans peur va tomber dans un état dépressif et mélancolique qui va l’empêcher d’affronter sa nouvelle vie.

En effet, le contraste entre ce qu’elle a été dans son pays et la femme fragile, craintive et envahie par des idées suicidaires est frappant. Un élément qui ressort très vite durant les séances de soutien psychologique est la mort prématurée et inattendue de son père. Elle se rend compte qu’elle n’avait jamais pris le temps de réaliser à quel point il lui manquait. Elle rêvait souvent que son père venait la prendre dans ses bras.

Madame A et sa fille ont obtenu le statut de réfugié politique au bout de deux ans. Cette expérience d’exil est une épreuve psychologique épouvantable pour les deux. Madame A étant issue d’un milieu aisé, la vie dans le Centre d’accueil pour demandeur d’asile et la cohabitation dans des appartements avec d’autres personnes, d’autres cultures a été pour elle une rude épreuve : la perte d’un statut social, culturel, de sa langue maternelle viennent se rajouter à ses souffrances.

Comme pour d’autres patients du Centre Primo Levi, nous avons remarqué la place centrale que prend notamment la nourriture[2] dans ce processus de deuil. En effet, à des dates et des moments très forts, Madame A éprouve le besoin de nous offrir de la nourriture, sous diverses formes : épices, gâteaux, conserves, etc. Partager une part de sa culture, appartenant à son passé, revient à avoir un geste de perte, en donnant quelque chose à l’autre.

Si chaque cas est unique et différent face à la perte et au deuil, Madame A nous frappe par le besoin de perpétuer ce moment de douleur, malgré tous les soutiens extérieurs. Les possibilités de « faire son deuil », de passer à autre chose ne sont pas saisies. Elle reste ancrée dans une souffrance quotidienne où elle s’efforce non pas de remplir son quotidien, mais au contraire de le vider. Ses journées sont vides. Elle voudrait que rien ne se passe. Elle ferme les volets et empêche la lumière de rentrer. Ces moments de noir absolu et de vide font partie de la temporalité qui lui est nécessaire pour se faire à nouveau à son être, à sa nouvelle existence. 

Madame A vient régulièrement au Centre, une fois par semaine depuis plus de deux ans. Elle reste encore très inhibée et effacée par rapport à la femme qu’elle était. Elle regrette parfois la vie de cette femme forte qui n’existe plus. Elle découvre en elle une nouvelle femme, fragile, timide, honteuse, qu’elle ne connaissait pas. C’est plus fort qu’elle. Son refus d’exercer la médecine en France et faire comme si de rien n’était, est une forme de révolte. C’est un refus de se soumettre à la contrainte et au devoir de refaire sa vie. Le chagrin et la douleur de Madame A doivent nous faire réfléchir sur la fonction et l’importance du deuil dans notre société, qui voudrait éliminer de notre vie la présence de la mort et de la disparition.

Cette vignette clinique nous enseigne que dans l’existence, il y a des expériences qui sont inconsolables et irrémédiables, mais qui pour autant ne nous empêchent pas de continuer à vivre malgré la douleur d’être en vie.

Comme beaucoup d’autres patients, Madame A m’a beaucoup appris sur le deuil et la perte. Un des éléments les plus précieux concerne la pudeur, la retenue qu’il faut maintenir face à cette expérience. Pour cette patiente, chaque séance est une manière de constater que sa douleur de vivre est bien là, et qu’elle a une valeur unique et incompréhensible. Marguerite Duras l’a dit tout simplement dans La douleur, Faulkner autrement : « between grief and nothing, I will take grief [3]».

Si la doxa nous enjoint de faire le deuil, comme un impératif, avec l’idée sous-tendue d’un avant et d’un après, Trauerarbeit – « le travail du deuil » – n’a été employé qu’une seule fois dans le célèbre ouvrage de Freud, Deuil et mélancolie[4]. Dans ce texte, Freud interroge la linéarité que nous nous faisons du temps et pose la question concernant chaque deuil, de savoir si l’objet perdu peut être substitué ou remplacé par un autre.

Un autre point essentiel pour Freud concerne la notion d’oubli, question implicite dans tout deuil pour le sujet mélancolique où la perte est irrécupérable, et donc inoubliable. L’état du deuil, dans le cas particulier de Madame A, nous apprend que la perte de quelqu’un ou de quelque chose qui compte beaucoup, s’accompagne d’un « plus un ». C’est ce petit plus qui fait toute la différence parce qu’il s’agit d’un bout de soi, irrécupérable. On le retrouve souvent dans divers rituels du deuil et dans les religions à travers les offrandes[5]. C’est la raison pour laquelle nous retrouvons des objets dans les sépultures. C’est aussi dans ce sens que nous pouvons interpréter ce qui pousse Madame A à déposer de la nourriture au centre de soins.

Ce qui change selon les personnes dans le rapport au deuil, c’est la façon dont il est géré. L’expérience peut être négative ou positive. La confrontation au chagrin et à la douleur peut permettre au sujet de toucher à quelque chose de l’ordre du réel, à sa réalité de l’existence. C’est ce que parvient à faire Primo Levi dans son ouvrage Les naufragés et les rescapés[6]. Sa position de survivant tient à son rapport à la parole qui n’est pas un droit à dire, mais un devoir. C’est ce devoir de dire qui est au centre de la question du deuil et de la perte. Soit on cède au silence, soit on en dit quelque chose. C’est à ce choix que la plupart des patients sont confrontés.

Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste.


[1]     Vincent Delecroix et Philippe Forest, Le deuil. Entre le chagrin et le néant, Paris, Gallimard, 2015

[2]     Charles Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La découverte, 1989.

[3]     « Entre le chagrin et le néant, j’ai choisi le chagrin », William Faulkner in Les Palmiers sauvages, Gallimard, 1977. Référence citée par Philippe Forest : « Tout nous incite à accepter la mort mais quelque chose en nous résiste à cette acceptation », op. cité.

[4]     Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie, Payot, Paris, 2011.

[5]     Sur ce point il existe le livre remarquable de Jean Allouch, Erotique du deuil au temps de la mort sèche, E.P.E.L, Paris, 1997.

[6] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris : Gallimard, 1989