Quand l’institution prend soin

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Instituer, c’est « donner commencement à » mais aussi « établir de manière durable ». Il s’agit de donner vie à une idée, à un projet dont l’existence concrète, instaurée perdurera. L’institution se veut donc pérenne.

Dans l’acte d’instituer un lieu de soins pluridisciplinaire pour les personnes exilées victimes de la torture et de la violence politique, les fondateurs (les fondatrices, en l’occurrence) du Centre Primo Levi ont dû faire preuve d’inventivité et d’une certaine vision pour concevoir une organisation destinée à durer dans le temps.

Inscrire les contours d’une telle institution avait une importance capitale : le seul autre lieu dédié aux victimes de persécutions en exil existant en France à l’époque, était celui que les fondatrices du Centre Primo Levi avaient quitté, lieu qui peinait à être une institution, justement. C’est donc forte d’une expérience antérieure que la toute petite équipe a conçu et construit les conditions d’existence d’un nouvel espace, qui se voulait contenant et rassurant, dédié aux personnes réfugiées ayant vécu des violences graves dans leur pays. Il fallait mettre par écrit les idées-forces à respecter et à faire respecter pour celles et ceux qui se joindraient au projet initial. Nous avons initié l’écriture d’une charte avant même d’avoir trouvé notre local ou d’avoir recruté les premiers membres salariés. C’est cet acte d’inscrire les préceptes fondamentaux qui donne les contours à l’institution, qui insuffle l’éthique, le mode d’être pour tous. Cette première charte stipulait déjà un bon nombre d’éléments qui perdurent 25 ans après : la filiation symbolique avec un nom – celui de Primo Levi – qui est explicité, l’inconditionnalité de l’accueil dans le cadre de notre mandat, la nécessité de la pluridisciplinarité, le respect de la temporalité dans le respect de l’écoute psychanalytique, le respect de la langue de choix du patient et l’importance de l’interprétariat, le choix de transmettre et de former d’autres professionnels.

Cette première charte « instituante » a seulement été revue et améliorée en 2012, ce qui atteste la pertinence de ses principes fondateurs. En 2012 également, suite à une période de crise et de questionnement institutionnel, l’ensemble de l’équipe – le triple de sa taille initiale – a formalisé par écrit le projet thérapeutique du centre de soins. Ces réflexions fécondes ont permis d’instaurer des principes de travail issus d’années de pratique clinique. Ces documents institutionnels sont donnés aux professionnels nouvellement recrutés, nommant les dits et les « inter-dits » de l’association et de son centre de soins.

Une institution n’est pas seulement un projet inscrit et explicité (les documents), ni un local (les murs) qui héberge le projet. C’est aussi et avant tout un engagement incarné, un tout qui dépasse les particularités. La clinique institutionnelle est tout d’abord une clinique d’équipe, avec une adhésion, une appropriation de chacun au projet qui les réunit. Proposer soins et soutien à des exilés en détresse, c’est prendre soin d’eux en tant que personnes. Des personnes qui ne se réduisent pas à leur détresse, à leurs symptômes, aux événements vécus. C’est se montrer digne de la confiance que les patients vont petit à petit placer en cette équipe, en cette institution incarnée par l’ensemble de celles et ceux qui y travaillent. Chacun participe à l’œuvre commune, le tout a un effet thérapeutique.

Quand on prend soin de quelqu’un, on s’engage. Quand il est inscrit que l’institution « prend soin » des personnes accueillies, elle doit nécessairement aussi prendre soin du cadre qu’elle met à disposition. Elle doit par exemple s’efforcer de prévoir des budgets requis pour rendre possible la prévenance déclarée. Pourtant, à ce jour, personne n’a vu une institution concevoir un cadre, décider des budgets, chercher des fonds… Cette dernière est avant tout incarnée par des personnes ; celles qui agissent, qui parlent, qui décident au nom de « l’institution » et de son projet fondateur. La qualité de l’organisme est à l’image de la qualité de celles et ceux qui la constituent, qui sont fidèles aux principes et valeurs de l’édifice mais qui les font évoluer aussi, nécessairement, avec leur apport.

Bien que notre centre soit considéré comme un lieu de soins « spécialisé », pour autant nous n’y faisons rien de spécial ! Personne n’est arrivé avec une formation particulière pour travailler dans un tel lieu. Il n’existe pas de diplôme de « torturologue ». Nous n’exigeons pas que nos cliniciens sachent déjà travailler avec interprètes. Cela s’acquiert. Ce qui est particulier en revanche, c’est d’apprendre à travailler dans le respect de la temporalité de chaque patient, de façon pluridisciplinaire (médecins, psychologues cliniciens, assistantes sociales, juriste, kinésithérapeute et accueillantes, sous le même toit), avec des interprètes professionnels (en présentiel, pour toute la durée des suivis) et de bénéficier d’espaces institutionnels de réunion (la synthèse hebdomadaire, la supervision mensuelle, la coordination institutionnelle de l’ensemble des salariés tous les 2 mois). Chaque intervenant, un professionnel avec des années d’expérience dans son domaine, est souverain dans sa consultation, dans son espace d’accueil ; mais il sait qu’il peut adresser son patient vers un collègue d’une autre discipline si besoin, échanger avec lui, tenir compte de ses observations, avis et donner les siens.

Au Centre Primo Levi, une importance primordiale est donnée au recrutement. Il y a la volonté de favoriser l’instauration d’une équipe stable. En effet, plusieurs membres du centre de soins y travaillent depuis plus de douze, quinze, vingt ans… Le renouvellement se fait en douceur, en accordant une attention particulière à la transmission des enjeux de cette clinique, ainsi qu’aux questionnements permanents qui y sont associés. Le projet thérapeutique de l’institution est porté et incarné par la fonction de direction du centre de soins. C’est elle qui coordonne les activités de soins, veille à la cohérence générale du groupe, promeut les valeurs communes à partager et qui est garante du cadre et de l’éthique du travail. C’est elle aussi qui anime la réunion hebdomadaire – dite de synthèse – qui regroupe tous les acteurs du soin et de l’accompagnement, les mardis après-midi. Cette fonction est éminemment nécessaire à l’équipe de soins car le cadre est intimement lié à la notion de limite. Il pose la limite. Dans une clinique marquée par la transgression humaine des interdits, par la violence qui a fait irruption dans la vie des êtres, l’équipe se doit d’être vigilante à ne pas transgresser la dimension éthique, liée à notre capacité à nous interroger sur nos propres projections, en tant que soignants mais aussi en tant qu’institution. Vouloir à tout prix le bien d’autrui, être persuadé de détenir le bien et vouloir l’imposer à l’autre est une démarche qui se situe aux antipodes d’une réelle démarche éthique. Il faut entretenir efficacement une position critique permanente afin de laisser des espaces de réflexion ouverts. C’est le rôle d’un chef d’établissement mais aussi de l’ensemble des professionnels qui y travaillent de maintenir cet «appareil à penser» qui s’inscrit comme une responsabilité, un engagement éthique.

L’espace de la synthèse scande le temps de l’institution. Elle ponctue la semaine et ralentit le temps. Elle permet la parole entre cliniciens, donne une respiration, introduit un temps de réflexion, évite la précipitation, relativise l’urgence. Le temps de la synthèse permet à chacun de se sentir moins seul dans sa pratique, dans ses interrogations mais aussi d’être là, pleinement là, pour ses collègues et in fine pour les patients qui réclament toute notre attention.

C’est dans ces échanges, dans cet espace sécurisé pour l’équipe, que se construit la confiance et l’estime entre collègues. Cela aura nécessairement un impact bénéfique pour les patients. C’est dans l’intérêt de tous de veiller à véhiculer un discours centré sur l’éthique dans le soin, qui tienne aussi compte des contraintes. Et ceci, aussi bien dans une relation entre soignant-soigné qu’entre collègues de travail. C’est là que le « prendre soin » fait sens. Dans un cadre institutionnel, il est important de porter une attention particulière à la mise en place de procédures tenant compte de la pluridisciplinarité (où chacun doit avoir sa place). En d’autres mots, toute l’équipe est à la fois sollicitée mais aussi garante de ce fonctionnement. Par exemple, la feuille de synthèse est accessible à tous. L’ordre du jour peut être enrichi par tout professionnel. C’est une pratique qui a évolué avec les années, où de nouvelles rubriques ont été introduites à partir des besoins des cliniciens : un temps pour parler des « fins de suivis », des patients « qui reviennent », des « familles »…

Dans une institution qui accueille des personnes réduites au silence après avoir échappé à des régimes politiques violents et arbitraires, il importe de créer un lieu où règne un « climat démocratique ». À quoi reconnaît-on un « climat démocratique » ? À de nombreux d’indices, dont le plus important, sans doute, est celui qu’un fonctionnement est loin d’être garanti par la volonté d’un seul. Il implique chacun des acteurs et de sa place. Mais aussi à l’intensité des questions qui peuvent être posées au collectif ainsi qu’à la façon dont ces questions sont traitées.

Sibel Agrali, directrice du centre de soins Primo Levi