Quelques enjeux sur le témoignage et la clinique

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Lorsqu’on a été victime d’un abus, suffit-il de parler pour aller mieux ? Quel est d’ailleurs le statut de cette parole ? Récit, témoignage, plainte, dénonciation ? À qui l’adresse-t-on ? Quels sont les effets de cette prise de parole ? Témoigner, ses risques et vertus.

Face aux personnes qui ont été victimes d’un évènement traumatique, on dit souvent qu’il faudrait les faire parler. Falloir ? Peut-être ne mesure-t-on pas assez l’écho de cette injonction qui pourrait résonner comme une répétition de cette autre scène, violente, dans laquelle elle a été prise avec son bourreau, ce huis-clos où quelqu’un voulait justement la faire parler, parler d’une parole vide, décharnée, dépouillée de son message, de son sens.

Certains leaders des démocraties que tout le monde tient pour modèle justifient et cautionnent la torture parce qu’elle permettrait d’obtenir des aveux. Et ce sont déjà des propos mensongers puisque l’on sait pertinemment que tout ce que l’on tire d’une personne que l’on torture c’est son extinction, son silence. La torture cherche à faire taire le sujet. Et quand bien même ce sujet prononcerait une parole en s’évanouissant, distillée par la peur et la douleur, cette parole serait utilisée de manière capricieuse et abusive par les commanditaires des sévices, pour lui faire dire ce qu’ils voudront. Les lois internationales stipulent par ailleurs, s’il fallait l’expliciter ici, que de tels « aveux » arrachés par la torture n’ont aucune validité juridique.

Le sujet survivant garde des traces de l’horreur. Parfois physiques – comme une nouvelle cartographie de son corps. Psychiques toujours. Se voir mourir, perdre l’appui précieux de la parole, déplace les curseurs et plus rien ne semble comme avant. Les mots, qui lui permettaient de se mettre en lien avec son semblable, ne veulent plus dire la même chose, il ne peut plus leur faire confiance. Plongé dans une désolation, il va alors éprouver une solitude extrême : quels mots désormais pour décrire ces actes violents qui n’ont pas eu la médiation de la Loi, qui ont été sortis de cette convention (les lois de la parole) qui nous permet habituellement de parler ?

Une patiente de 24 ans en 2011 :

« Le docteur m’a dit de vous raconter ce qui m’est arrivé,

mais je ne sais même pas comment ça s’appelle… ».

Un patient de 50 ans en 2016 :

« Ils n’ont pas accepté ma demande d’asile,

je n’avais pas assez de preuves…

ils me disent que ça n’a pas existé,

ils ont écrit ça, que ça n’est pas arrivé ».

Comment faisons-nous exister le monde qui nous entoure ? Ce n’est pas un mystère, c’est par le biais symbolique des mots. Nous avons classé les plantes et les animaux en leur donnant des noms pour ne pas les confondre. Nous avons découpé la terre et nous avons nommé chaque parcelle, chaque pays, chaque continent… pour pouvoir en tirer une jouissance légitime, pour organiser leur occupation. Ce sont les mots qui le permettent.

Les actes de torture débordent de cette sphère du symbolique, ils ne sont pas représentables, ils constituent non pas une représentation mais une sorte de présentation, de positivation, de concrétisation qui s’affranchit de la médiation par la parole. Ce fait a deux conséquences principales :

  • la première, pour le sujet lui-même, qui est une difficulté voire impossibilité d’inscription ou d’enregistrement de l’acte (cf. les sévères troubles de la mémoire que présentent les patients en contexte post-traumatique), puisque l’acte subi ne correspond pas à des paramètres symboliques, sociaux, puisque ledit acte n’est pas représentation ;
  • l’autre conséquence, associée à la première, qui est la difficulté de rendre compte de tels actes, de témoigner d’un vécu hors-norme, pour lequel les mots manquent.

En prenant en compte ces deux complications, quelle peut être la portée clinique du témoignage ? On pourrait dire qu’il faut considérer deux directions : les effets subjectifs et les effets sur le social.

Dans le premier cas, le sujet articule – ou essaie du moins – une parole pour donner sens à ce qui n’en a pas. Est-ce que cela veut dire que parler soigne ? Est-ce systématique ? Disons que l’adresse détermine le champ de la parole et donc ses effets : invité à parler par un professionnel, dans un cadre particulier, le sujet tente de faire rentrer un évènement traumatique dans un ordre, chronologique par exemple, afin de domestiquer ce côté brutal[1]. Il faut souligner cette importance du cadre dans lequel le sujet tisse cette parole : un contexte thérapeutique comme une consultation avec son psychologue ou une séance d’art-thérapie, dont le but est de soigner, n’est pas du tout la même chose qu’une histoire racontée « à la cantonade », sous une forme volontiers anecdotique, dans un réseau social par exemple. Car il n’y a pas de protection, pas de confidentialité, et le risque est grand de voir le sujet exposé aux jugements, commentaires et autres moqueries qui ne feraient que renouveler une opération violente.

En d’autres termes, parler ne nous libère pas automatiquement ou systématiquement de nos démons. Le patient traverse cette « mise en mots » de son vécu et cette historicisation doit être accompagnée par des professionnels qui puissent contenir, donner sens aux reviviscences et autres symptômes qui surgissent à l’occasion, parfois de manière aiguë. Par ailleurs, la remise en fonctionnement de la pudeur – puisqu’il s’agit de l’intimité du sujet qui a été brisée – est un élément essentiel du récit à but thérapeutique. Aussi le clinicien repère souvent le caractère involontairement obscène de certains propos que le sujet n’arrive pas (encore) à calibrer pour les rendre partageables.

Raconter ou se raconter alors, mais comment ? Certains patients évoquent cette gageure d’être vivants pour témoigner de la mort, la leur, celle de leurs proches. Mais comment fait-on pour parler de la mort ? Avec quels mots peut-on rendre compte d’une disparition ? Alors que la mort est précisément l’un des exemples de l’irreprésentable, que l’on cherche, socialement, à cerner, à expliquer, à border avec des rites, par des mythes, des cérémonies, avec la spiritualité. Le sujet qui a traversé une expérience déshumanisante aura à faire un récit, à transformer cette rupture, ce moment cru, en histoire, avec une chronologie, une explication – du moins une hypothèse – qui permette de donner sens à l’évènement qui a laissé des séquelles post-traumatiques.

Le « dire » du sujet l’engage. Ceci est à entendre de plusieurs manières : par le jeu du langage (sic) le sujet rentre, s’engage dans un code qui lui permet de circuler dans les relations humaines, qui sont balisées par ce maillage symbolique. Mais il faut l’entendre aussi comme un engagement subjectif, c’est-à-dire que le sujet est responsable de sa parole, on attend de lui qu’il soit « conséquent ». Cela ne veut pas dire – caricature que l’on entend parfois sur la psychanalyse – que nous allons rendre responsable une victime qui était au mauvais endroit au mauvais moment. Pas du tout ! Mais l’écoute du clinicien accompagne le sujet à assumer sa responsabilité de ce qu’il en fait, au présent.

Autrement dit, le récit est thérapeutique dans la mesure où le sujet rattrape l’acte irreprésentable, l’attrape dans un récit cohérent, symbolique. Cette cohérence passe même par la grammaire : l’acte traumatique piège le sujet dans une atemporalité (puisque l’acte n’est pas représentable, pas symbolique), mais le récit du sujet force une conjugaison indispensable pour établir une chronologie. Il y a eu A, parce que B, alors C. Ceux qu’on appelle les connecteurs logiques (parce que, alors…) sont la signature même du sujet, auteur de ce récit. Un sujet auteur n’est plus une simple victime, passive.

L’autre cas concerne la dimension sociale du témoignage, c’est-à-dire sortir le sujet de son isolement, faire connaître des faits et leur donner un sens dans le social, voire exposer ce fait aux conséquences que le social impose – éventuellement une punition, une sanction. Contrairement à l’isolement, lorsque le sujet est pris dans une structure sociale, un fonctionnement social (toute inscription dans un collectif, dans une famille), sa jouissance est limitée, c’est-à-dire qu’il accepte toujours une part de frustration. Le respect des règles, des limites sociales, permet une cohabitation.

Alors si la violence et surtout la torture signifient une rupture de cet ordre social, quel est le rôle du témoin ?

Concluons en tentant de répondre à cette question, qui en ouvre certainement d’autres. Le témoin constitue, comme le savent les scientifiques et les statisticiens, un référent, un rappel de la norme (sociale dans notre cas), un exemple de « comment ça devait être ». Qu’ils aient été victimes directes, indirectes ou bien qu’ils aient simplement pris connaissance d’un acte violent, le rôle des témoins revient à dire qu’il y a eu une rupture, un débordement de l’ordre social qui nous fait vivre ensemble. Les bourreaux et leurs commanditaires cherchent à faire taire et cachent leurs forfaits. Au témoin de faire exister, disant « j’ai vu », avec toutes les difficultés que cela engendre, notamment celle de ne pas céder à une fascination, à une jouissance supplémentaire des victimes dépourvues d’un voile pour leur intimité.

Que l’on soit un grand témoin, comme Primo Levi, Jorge Semprun et tant d’autres, ou un petit témoin (« t’es moins » que ton patient…) comme peut l’être le clinicien face à son patient, nous sommes face à une question éthique de même taille : dire ou taire, avec les conséquences que cela puisse avoir d’un tel acte – clinique.

Omar Guerrero, psychologue, psychanalyste.


[1] Lacan avait forgé le néologisme « d’hommestiquer » qui pourrait convenir ici puisqu’il s’agit de rendre humain ce qui ne l’a pas été (Télévision, 1974).