Qu’est-ce que la perte de papiers fait à la personne ?

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« Aide ménagère » à Paris, elle était coiffeuse ou ingénieure dans le pétrole off-shore. Professeure des écoles, elle a trouvé une place dans la restauration. Informaticien, il s’est reconverti en « agent de sécurité » dans une grande surface. Ces étrangères et ces étrangers qui parlent de leur vie sans papiers (réf. Parenté sans papiers, 2019) ressentent comme un déclassement social l’impossibilité d’exercer leur métier : en situation administrative irrégulière, travailler au noir, sous alias, dans une niche d’activité dont la réglementation ne leur interdit pas formellement l’accès, et surtout dans un domaine soi-disant non qualifié et certainement non choisi. La perte du métier et du statut professionnel sont souvent le signe le plus visible du changement biographique majeur induit par l’exil et la condition migrante. C’est l’étape charnière d’un processus global que je proposerais ici de considérer comme un parcours de dessaisissement progressif, rythmé par différents changements statutaires liés à la loi et à ses modalités administratives d’application, autour de la situation sans papiers.

Bien en amont, des faits politiques, économiques, sociaux, environnementaux, familiaux, personnels ont déjà entraîné des ruptures et des pertes, de statut, de fonction, de ressource, de relation. La perte est déjà ce qui motive l’exil, quand il faut partir pour se sauver et sauver ses (plus) proches, conjoint.e, enfant(s). Émigrer dans ces conditions, c’est souvent voyager avec des papiers d’emprunt, sous une autre identité. Quitter son pays, c’est quitter sa famille, ses ami.es, sa langue, ses référents culturels, ses engagements citoyens et communautaires. La modification de l’identité sociale de la personne par ce processus de perte continue.

Arrivant au « pays des droits humains », l’exilé.e réalise que l’accueil y est conditionnel. En l’absence du visa adéquat, commence un parcours juridique et administratif complexe pour obtenir le droit au séjour, parcours au long duquel la personne doit composer et recomposer son identité au fil des épreuves et des expériences. Sans (les bons) papiers, il est impossible de reconstruire sa vie à l’identique : Antoine était artiste peintre et dirigeait une école d’art dans une ville moyenne d’Arménie ; son épouse, Salomé, était danseuse, enseignante et membre d’une troupe renommée. S’étant opposés à une opération locale de favoritisme, ils ont été victimes de violences et de menaces de mort, et contraints à l’exil. À Paris, ils ne connaissent personne, n’ont aucun contact dans les milieux artistiques équivalents. Ils pensent que leur (absence de) statut leur interdit de chercher dans ces directions. Antoine parle de « handicap social » : même s’il parvenait à rencontrer des artistes peintres, il n’aurait pas la force de les convaincre de le reconnaître comme l’un des leurs. Ils déposent une demande d’asile.

Demander l’asile auprès de l’Office français de protection pour les réfugiés et apatrides (puis le cas échéant, devant la Cour nationale du droit d’asile), c’est produire un récit pour convaincre (des violences subies, des périls auxquels on a échappé), c’est ajouter ses propres données à un scenario global, pré-formaté, pour être reconnu comme identique aux « autres », dans le même cas. Ainsi, le système catégoriel du droit qui contraint le récit, soumet la personne à la perte de sa singularité.

Durant l’examen de la demande d’asile, Antoine, Salomé et leurs enfants entrent en contact avec le milieu des Arméniens de Paris : Salomé donne des cours de danse et prépare des repas rituels, Antoine fait des petits travaux dans l’église et les dépendances, leur fils sert la messe. La famille fréquente parallèlement une association caritative catholique, où les parents suivent des cours de français. Antoine donne des cours de peinture. Il trouve les moyens de reprendre son activité d’artiste et d’exposer ses toiles. Salomé prépare et partage des repas arméniens, organise des soirées pour faire connaître ses traditions, les enfants font des démonstrations de danse folklorique. Elle est dans le don, pas très curieuse de « la culture française ». Elle insiste sur son rôle de mère nourricière. Elle souligne rapidement ses difficultés d’apprentissage de la langue : enseignante, il lui est difficile de se mettre en situation d’apprenante. Salomé déplore la perte du mode de vie qu’elle connaissait en Arménie, grâce à son métier et à celui de son époux, grâce aussi au système d’entraide par lequel ses sœurs et d’autres femmes de sa famille partageaient les opportunités de ravitaillement. À Paris, elle apprend très rapidement les codes de conduite face à l’administration, et c’est en mère de famille (avec l’aide linguistique de sa fille) qu’elle affronte les assistantes sociales, assumant les situations qui signifient concrètement le manque de ressources et le déclassement social de la famille. Elle découvre et gère la dépendance vis-à-vis des services sociaux et de l’entourage, des personnes aidantes dans le milieu associatif. Elle espère devenir rapidement consommatrice dans la société française qu’elle observe.

Débouté.es, bientôt sans papiers et sans possibilité d’entamer une nouvelle procédure avant plusieurs années, ils doivent changer leur appréhension du social dans lequel ils sont en mesure de s’intégrer. Jusque-là, ils avaient conscience de prendre une place dans la société française, de s’adapter au mieux, en utilisant leurs compétences. Ils avaient des choses à donner en échange de l’accueil, de l’hospitalité. La raison pratique leur commande maintenant de sortir de ce cycle d’échanges, de dons et de contre-dons dans leurs réseaux d’interconnaissance, et de trouver du travail, des activités rémunérées. Par l’intermédiaire d’un aidant associatif, l’ancien artiste peintre et directeur d’école d’art devient peintre en bâtiment, non déclaré, à peine payé, dans des chantiers privés, illégaux. Il réduit ses activités bénévoles. La famille continue d’être hébergée dans des hôtels (dits) sociaux (les enfants sont encore mineurs), mais aucun des membres ne s’habitue à partager deux chambres en guise de foyer. Les enfants grandissent et la vie parisienne coûte de plus en plus cher. Puis Salomé se désinvestit de l’association caritative, alors qu’Antoine y reprend son enseignement et sa pratique, dans l’espoir de poursuivre ses expositions. Salomé renonce à enseigner la danse. Elle a beaucoup moins de cœur à préparer de la nourriture arménienne pour d’autres que sa famille. Elle commence à s’occuper du nouveau-né d’un couple franco-arménien, qu’elle a rencontré à l’église. Finalement, elle trouve à s’engager auprès de personnes âgées dans deux familles arméniennes installées à Paris. Elle est payée par « chèques emploi service », une partie des heures qu’elle effectue sont déclarées.

Obtenir le statut de réfugié.e, c’est être reconnu dans (une version de) son histoire et rétabli dans (une partie au moins de) ses droits. Être débouté.e, c’est perdre une identité sociale de composition, du moins en partie, et c’est surtout perdre la possibilité d’obtenir un statut. Il faut vivre désormais en situation administrative irrégulière. Plusieurs années d’attente active, en accumulant les preuves de présence nécessaires au futur examen de situation administrative, qui permettra une régularisation dans une catégorie juridique, suivant un motif d’ordre familial ou professionnel. Pendant ce temps, la personne sans papiers donc sans statut continue d’expérimenter une procédure d’inclusion-exclusion. Il lui faut continuer à adopter des manières de vivre, des façons de faire, des conventions sociales et des gestes proxémiques, des habitus qu’elle juge souvent inadaptés à ce qu’elle est, à ce qu’elle sait faire (ses compétences, ses pratiques), à ce qu’elle a fait en tant qu’elle-même, au long de sa vie d’enfant, de jeune, d’adulte avant l’émigration. Les efforts d’inclusion pour correspondre à une catégorie régularisable sont contrebalancés par un processus d’exclusion, c’est-à-dire la perte des repères, des fonctions, du statut social antérieur et des rêves d’une vie meilleure. Cette perte est concomitante à celle de certains liens et certaines pratiques sociales, dans les relations de parenté. Car vivre sans papiers signifie cesser d’assumer à distance certaines de ses obligations (par exemple, fournir une aide aux parents). Ne plus remplir son rôle signifie (au minimum, risquer de) perdre son statut en tant que fils, fille, neveu, nièce, oncle, tante, etc. auprès de celles et ceux qui demeurent au pays. Ne conserver ses rôles qu’au plus proche, dans la conjugalité, dans la parentalité, et constater que ces domaines aussi se modulent au fil de l’évolution de la situation administrative qui remet en question, notamment, les rôles genrés au sein du couple.

Dans un monde global où la mobilité fait la prospérité de quelques un.es, celles et ceux qui sont dépourvu.es des papiers adéquats expérimentent surtout un parcours de la perte, dans lequel migrer signifie, à court et à moyen terme, troquer des certitudes contre des incertitudes. À long terme, lorsque la personne recouvre ses papiers, elle constate que le droit au séjour coïncide avec le droit à la mobilité – un devoir vis-à-vis de celles et ceux qui sont resté.es là-bas. C’est en réassurant sa présence ici et là-bas qu’elle pourra envisager la perte comme relative, adaptative et inversible. À l’exception toutefois de son activité professionnelle, puisque les « domaines réservés » aux sans papiers restent les secteurs d’exercice les plus largement pourvus par les immigré.es en règle…

Frédérique Fogel, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, LESC – MSH Mondes – UP Nanterre et affiliée à l’Institut Convergences Migrations