Réflexions autour du don et de la dette

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Nathalie Dollez, psychologue clinicienne, et Isabelle Butterlin, philosophe, échangent autour des notions de don et de dette.

Nathalie Dollez : Qu’est-ce que la philosophie peut dire sur la question de la dette ?

Isabelle Butterlin : Dans une première approche, la spécificité de la philosophie serait d’amener la notion d’intersubjectivité. Si je dois quelque chose – un objet matériel ou immatériel m’a été donné dont je suis redevable –, cela implique un agent du don et un récepteur de l’objet donné. Nous sommes bien dans une relation interpersonnelle. Qu’il s’agisse d’une dette matérielle ou immatérielle, nous sommes dans une structure de relation entre deux personnes, le créditeur, le débiteur, à propos d’un objet. La philosophie examine et interroge le type de relation qui existe entre les agents. C’est important d’un point de vue moral, mais aussi métaphysique et ontologique. Le réel n’est pas simplement composé d’objets matériels ou immatériels. Ce qui fait le tissu du réel, ce sont les relations qui existent entre ces objets, sachant que les agents peuvent être, eux aussi, considérés comme des objets. Le travail de l’ontologie consiste à l’interroger : de quel type de relation s’agit-il ? Comment cette relation survient-elle sur les objets ? A quelle structure de la dette a-t-on affaire ?

ND : Cette réflexion sur la dette immatérielle pose la question de ce qui ne peut pas être remboursé. Tout n’est pas remboursable ?

IB : De ce point de vue, le modèle de la dette matérielle ne permet pas de penser ce qu’est être débiteur. Les objets matériels et les objets immatériels ne se comportent pas de la même manière. Par exemple, dans le cas du partage d’un objet matériel, si nous sommes six, nous en aurons 1/6e chacun. Et, à l’inverse, si nous partageons une idée, elle ne fait que se démultiplier. Si les objets matériels ne se comportent pas de la même façon que les objets immatériels dans le partage, cette différence devrait se retrouver dans la dette. Imaginons que tu me donnes une idée pour un article. Qu’est-ce que cela pourrait être, de te rendre cette idée ? Cela n’a aucun sens que je te la rende, cependant, je peux te l’attribuer, ce qui n’est pas pareil.

ND. Si nous revenons un peu au don matériel articulé à la notion de soin, il arrive que des patients amènent des cadeaux aux soignants du Centre Primo Levi. Je ne l’ai pas vu ailleurs. Je pense notamment à une famille qui a apporté à manger à toute l’équipe alors qu’elle ne possède presque rien. Cela vient témoigner du temps passé à préparer ce repas, ce qui est aussi un don. Replacé dans la question du soin, ce n’est pas simple à penser, car lorsque quelque chose nous est donné en tant que professionnel, nous le recevons. Ce qui est compliqué, c’est qu’il n’est pas possible de rendre quelque chose d’équivalent au soin donné, parce qu’il n’est pas quantifiable. Au Centre Primo Levi, les soins vont au-delà de l’acte purement médical, juridique ou social. Cette façon de remercier dépasse donc la dette matérielle. Il me semble que c’est une manière, pour les patients, à la fois de manifester une certaine gratitude, mais aussi de marquer un espace de séparation. Etre débiteur, c’est être attaché à la personne qui a donné quelque chose. C’est très compliqué de restituer et de remercier quand on reçoit des soins, car il n’est pas possible de donner la même chose. La possibilité de se dégager de cette relation entre le soignant et le soigné devient difficile. La dette amène une certaine tension. Implicitement, offrir ne serait-il pas une façon de se dégager de la relation ? Parce que, sans cet acte, la personne reste d’une certaine manière débitrice de ce qui a été donné : du temps, du soin, des conseils juridiques, des rendez-vous sociaux, etc.

IB : Nous sommes bien dans l’hypothèse où la dette immatérielle est beaucoup plus complexe à traiter que la dette matérielle. J’imagine la situation du médecin qui a été tellement chaleureux qu’on a envie de lui faire un cadeau. Ce n’est pas n’importe quel médecin. Normalement, l’argent de la consultation vient compenser, mais, parfois, il existe un souhait de marquer la relation. Si nous reprenons le don de nourriture, c’est très symbolique du temps passé, mais aussi de la cuisine familiale, celle faite à ceux qu’on aime, qui fait presque rentrer dans son foyer. C’est un geste intime. J’intercalerais volontiers une étape intermédiaire. La première chose que je dois à celui envers qui je suis débiteur, c’est de reconnaître qu’il y a une relation de ce type avec lui. Ensuite s’établit une relation de confiance, après un certain temps. Cela suppose d’avoir conscience de ce qui est dû à l’autre. C’est un beau geste de dire : « Je sais que je vous dois quelque chose. » Donner du dissemblable, c’est accepter qu’on ne puisse pas rendre l’identique, tout en reconnaissant la relation.

ND : Effectivement, quand j’évoquais l’affranchissement de la relation, ce n’est pas en sortir nécessairement, mais plutôt ne plus ressentir le poids de l’Autre. Cet Autre avec un grand A qui peut devenir écrasant. Cela peut s’entendre lorsque les patients disent : « Vous êtes un peu comme ma famille, Primo Levi ». Cela s’articule, bien sûr, au fait que ce sont des personnes qui ont presque tout perdu, sauf leur vie. Mais, à travers ces paroles, c’est aussi placer les professionnels en position d’Autre absolu, rendant alors le soin plus compliqué. Et cette façon de donner quelque chose de dissemblable, par exemple des plats cuisinés, peut être une manière d’amener un espace où on n’est pas entièrement redevable à l’autre, et de nous faire chuter de cette position d’absolu, de toute-puissance. Cependant, une fois l’objet rendu, est-ce que cela ne remet pas une fois encore en circuit une autre obligation de redonner et de recevoir ? Comme si nous n’étions jamais vraiment quitte ?

IB : Peut-être parce que la dette est considérée dans une relation à deux termes. J’ai une anecdote. Lors d’une insomnie au Canada, je vais me promener sur les berges du Saint Laurent et je rencontre un Canadien qui me parle de son pays. Ma séance de marche initialement austère est devenue très agréable. Au moment de le quitter, je lui demande comment le remercier. Il m’a alors répondu : « Quand tu tomberas sur un voyageur en détresse quelque part, fais pareil pour lui. » Autrement dit, la relation ne se joue pas entre deux personnes, mais dans l’humanité tout entière. Ce qui t’est donné par l’un, tu peux le rendre à un autre, qui lui-même le donnera à une autre personne. En tant qu’objet immatériel, non seulement ce ne sera pas perdu, mais cela se démultipliera.

ND : Cette idée m’amène à la rétribution de soi par son acte, dans le cas du bénévolat ou de l’humanitaire par exemple. Un véritable mouvement citoyen s’est constitué autour des personnes exilées et propose des repas, de l’accueil, de l’hébergement. Ce qui vient entraver la relation, c’est de s’attendre à une forme de rétribution, de l’ordre du partage humain par exemple, qui n’advient pas toujours parce que les personnes sont très fragilisées. Derrière cette forme d’aide, c’est important de ne pas ignorer que c’est aussi une demande, finalement, que de donner.

IB : En effet, la situation risque de devenir malsaine si tu charges d’un poids ce que tu as donné. Déjà parce celui qui demande, au départ, avait demandé un peu ou ne savait pas trop ce qu’il demandait ou n’en connaissait pas les limites. Mais aussi parce que ce n’est pas au créditeur de dire au débiteur qu’il l’est. Cela rend la relation insoutenable. Par contre, c’est au débiteur qu’il revient de dire qu’il se reconnaît comme tel dans la relation.

ND : Ce qui me fait penser à la question de la dette des enfants envers leurs parents. Une patiente que je reçois depuis quelques années a dû fuir son pays parce que son enfant a déserté l’armée. Elle avait un métier, vivait de façon autonome. En d’autres mots, son enfant est la raison pour laquelle elle a tout perdu. En consultation, cette patiente déplore que son enfant la malmène. Il est sans cesse en demande et doit considérer que sa mère est débitrice à son égard. La question que je lui pose, c’est pourquoi s’en plaint-elle ? Faut-il vraiment accepter d’être considérée comme débitrice ?

IB : Au fond, le problème est celui de l’assignation. Autant il est envisageable de s’assigner soi-même une place, autant cela devient une violence lorsque ce sont les autres qui font cette assignation. Cela me rappelle la seconde formulation de l’impératif catégorique kantien : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne comme dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen[1].» Ce qui dérange, dans la place de débiteur, c’est qu’il a besoin du créditeur. Par exemple, lorsque je fais appel à un médecin, je l’utilise comme un moyen pour dépasser la situation dans laquelle je me trouve et que je ne peux pas dépasser seul. Alors que, si je me tournais vers l’autre comme une fin, c’est-à-dire en reconnaissant qu’il est capable de se poser ses propres fins, alors peut-être que la relation serait dans le plaisir de l’aide. La structure à laquelle nous échappons, avec le modèle de Kant, c’est qu’entre l’autre et moi se situent son humanité et mon humanité.

ND : Ce qui pose la question du bourreau. La dette est-elle solvable dans le cas de crimes contre l’humanité ? Lors d’un reportage sur le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, une des personnes accusées d’avoir commis de graves exactions est interrogée. Au moment du procès, elle ne se reconnaît pas coupable, donc, débitrice de rien. Quelques années plus tard, suite à sa condamnation, elle énonce : « Avant, j’étais au-dessus des lois. » Cela souligne l’importance du procès et sa valeur symbolique. Sur un autre plan, lorsque la personne n’est pas reconnue en tant que victime, cela a aussi un effet. Déboutés de l’asile politique, les patients s’effondrent à nouveau.

IB : C’est le pretium doloris. Existe-t-il un prix de la douleur ? Cela semble absurde car elle ne peut pas avoir de prix. Cependant, lorsqu’on me doit des dommages et intérêts, on reconnaît au moins que j’ai été lésé.


[1] Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des meurs, 1785