Save Our Souls

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[1] Les sauveteurs en mer veillent sur d’éventuels naufragés alors qu’ils ne les ont pas encore repérés sur l’eau. Pendant de longues heures, les yeux vissés aux jumelles, ils fouillent l’horizon. Cette veille active est un moment de recentrement intérieur… Une façon de faire de la place en soi pour accueillir l’autre… Une façon de se préparer à donner le meilleur de soi-même … Lorsqu’une embarcation est signalée en difficulté, une course contre la montre commence. Sur l’Aquarius[2] comme surl’Ocean Viking[3], arque-boutés à la recherche de la « cible », nous sommes tellement tendus qu’il nous arrive d’halluciner des embarcations. Nous nous sentons tous responsables de la vie de ces personnes. A l’approche d’un pneumatique dégonflé, sans aucune âme qui vive à l’intérieur, il faut museler l’imagination pour rester opérationnel et continuer les recherches, même si nous savons tous que ces images reviendront nous hanter plus tard …

Rencontres

Puis nous les trouvons enfin. C’est un moment d’une intensité phénoménale, surtout la première fois. C’est la stupeur. Vision surnaturelle, relevant plus de l’hologramme. L’étrangeté d’abord puis la monstruosité de la scène nous percutent de plein fouet…

Le temps semble suspendu et pourtant tout va très vite. Pas le temps de s’appesantir. Il faut rassembler ses esprits. Chaque minute compte. Chaque vie compte. Dès l’appel sur les ponts chaque sauveteur connaît sa place et sa fonction précise à bord des canots de sauvetage. C’est rôdé. C’est huilé. Les entraînements journaliers les protègent des parasitages émotionnels. C’est à cette condition qu’ils pourront restés concentrés et efficaces.

Sur les ponts c’est la même chose. Chacun de nous sait où il doit se tenir et ce qu’il doit faire. Pour nous aussi c’est rôdé, c’est huilé. Chacun à son poste, sur l’eau, sur l’aire d’accostage, sur les ponts, dans la salle de soin, nous jouons une partition singulière en répétant les mêmes mots, les mêmes gestes et la même procédure, parfois pendant plusieurs heures. Les uns à la suite des autres, nous formons une longue chaîne humaine de la mer à la terre.

Juste être là

Ensuite, sur les ponts, nous ne faisons pas grand-chose en dehors de soigner les malades, les blessés et de fournir à l’ensemble des rescapés la sécurité en mer jusqu’à une terre ferme où leur vie ne sera plus en danger. Nous ne faisons pas grand-chose au sens où nous sommes plus dans « l’être avec ».

Dans cet entre-deux, nous veillons à tour de rôle sur chacun des survivants du mieux que nous pouvons car les heures qui suivent l’arrivée à bord, l’excitation tombée, les douleurs du corps, les images passées, les inquiétudes et les angoisses émergent, parfois submergent. Ceux d’entre nous qui veillent sont alors assaillis de plaintes diverses. Derrière elles, qu’elles soient vagues ou un inventaire à la Prévert, il y a une multitude de questions qui tenaillent ces survivants : les rêves d’un ailleurs qui vacillent, la peur de l’avenir, des flash-back qui vrillent la tête, la nostalgie du pays, le besoin de rassurer leur famille et d’entendre ces voix familières…

Nous savons que ceux qui se plaignent ne sont pas les plus en danger, précisément parce qu’ils en ont encore la capacité. Ceux-là, on les borde avec des couvertures et avec des mots. Il suffit de reconnaitre qu’ils ont plein de raisons de se sentir mal, pour qu’ils se sentent un peu mieux. Restent les silencieux, les immobiles. Ceux dont on peut imaginer qu’ils sont perdus loin, très loin, en eux-mêmes ou dans un ailleurs terrible … 

Au fil des heures, ces enfants, ces femmes, ces hommes, reprennent pied doucement, au moins partiellement, dans le monde des humains. La nuit venue, emmaillotés dans leur couverture et leur protège-duvet couleur gilets de sauvetage, tous cherchent le sommeil. « Le pont … ressemble à une immense rivière orange constituée de corps entassés… Sous chaque couverture se trouve un corps, une histoire, une vie. La houle est plus forte que jamais. Le navire vacille. Comme nos émotions. Le froid lui, s’infiltre partout. Un immense besoin de chaleur et de réconfort ».[4]

Pas des chiffres. Juste des histoires humaines.

Ce ne sont pas des théories sur les politiques migratoires qui sont à l’origine de la création de SOS MEDITERRANEE. C’est l’indignation d’une femme et d’un homme devant l’indifférence dans laquelle se noient des milliers d’êtres humains. Pour Sophie Beau[5] et Klaus Vögel[6], comme pour nous tous qui les avons rejoints depuis 2015, certains mots ont pris un sens précis. Les « migrants » ce sont des enfants, des femmes et des hommes, qui, à peine rescapés, prennent volontairement la parole pour nous raconter ce qui les a poussés à partir, qui témoignent que le pire pour eux n’était pas de risquer de se noyer en pleine mer, parce que l’enfer était bien ailleurs. Les « migrants » pour nous, ce sont les enfants, les femmes, les hommes que nous avons sortis de l’eau, ceux que nous avons tenté de ranimer, parfois en vain, ceux qui se sont noyés sous nos yeux, ceux dont nous avons ramené le corps …

Pour nous, le« flux migratoire »c’est un bateau pneumatique bondé d’êtres humains à la dérive qui n’ont aucune chance d’atterrir quelque part. C’est des dizaines de personnes tombées d’un rafiot dégonflé ou d’autres qui se jettent à l’eau car elles pensent que nous allons les ramener en Libye.

C’est bébé Joël qui finira la traversée dans nos bras parce que sa maman repose dans un sac mortuaire sur le pont. C’est Sarah qui a perdu sa fille en mer alors qu’elle l’accompagnait pour la protéger. C’est Shainaan dont la sœur Arukaba est retrouvée morte au fond du pneumatique…

Le « flux migratoire » c’est aussi Tang, le chef des sauvetages, qui doit donner des priorités et faire des choix dont dépendent des vies humaines. C’est Nico qui garde son calme envers et contre tout lorsque les autorités maritimes, quelles qu’elles soient, font la sourde oreille à ses demandes de « port sûr »[7] pour débarquer les rescapés ou l’expédient, lui et sa nef d’indésirables, à plus de 1000 kilomètres[8]

Une parenthèse d’humanité

Nous avons souvent le sentiment d’être seuls entre deux rives hostiles, celle de la Libye d’un côté et celle de l’Europe de l’autre. Pour les rescapés, le passage sur les ponts de nos navires est un entre-deux, une parenthèse entre un avant et un après, tous les deux déshumanisant. Avant, entassés dans des camps, ils étaient une marchandise. Après, ils deviendront « cohortes envahissantes ». Leur identité a été déniée sur les routes du désert puis en mer. Elle se perdra ensuite dans les dédales administratifs européens : – « Vous mentez Monsieur ! » déclare le Procureur à un jeune garçon qui, quelques semaines après avoir été reconnu mineur par le Juge des Tutelles, doit de nouveau prouver sa minorité. Si la violence administrative n’est pas de même nature, elle s’empile tout de même sur les effroyables et déshumanisantes expériences du voyage.

Dérisoire mais précieux

Pendant que les États européens foulent au pied le Droit Maritime International et les Droits Humains, nous tentons de ramener les vivants à la vie – parfois nous ramenons les morts aussi. Nous témoignons à tour de bras pour donner un visage aux uns comme aux autres afin qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli. Une goutte d’eau dans la mer.

Tentative aussi dérisoire que celle que raconte Madeleine Leroyer dans son film « #387» : l’histoire d’anthropologues légistes, d’humanitaires, de chercheurs, de rescapés, de familles de disparus qui forment une formidable chaîne pour tenter de redonner une identité à près des huit cent personnes qui ont trouvé la mort le 18 avril 2015, au large des côtes italiennes. En 4 ans, seules deux personnes ont été identifiées. Extraordinaire détermination et persévérance de toutes ces équipes avec un résultat aussi « dérisoire » pour des sociétés comptables comme les nôtres. Pourtant c’est ce qui rend le travail de toutes ces personnes, de cette cinéaste et celui de toutes les équipes de recherche et de sauvetage aussi inestimable, aussi précieux. Et tant qu’il y aura des personnes comme celles-ci, notre civilisation ne va pas sombrer corps et âme …

Marie Rajablat, infirmière bénévole sur l’Aquarius pour SOS Méditerranée et auteure


[1]  SOS – Sauvez nos âmes

[2]  1er navire de sauvetage de SOS MEDITERRANEE

[3]   Navire de sauvetage actuel de SOS MEDITERRANEE

[4] Carnet d’Hyppolyte, Episode 35 – L’étoffe des héros : https://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/carnets-hippolyte-episode-35, 11/02/2021

[5] Humanitaire, co-fondatrice et Directrice Générale de SOS MEDITERRANEE France

[6] Marin de Marine Marchande, co-fondateur et Président d’honneur de SOS MEDITERRANEE Allemagne

[7] Définition de L’Organisation Maritime Internationale : « Un port sûr est un emplacement où la vie des survivants n’est plus menacée et où l’on peut subvenir à leurs besoins fondamentaux (tels que des vivres, un abri et des soins médicaux) … » (§6-12)

[8]   A la fermeture des ports italiens, l’Aquarius a été expédié jusqu’à Valence (Espagne), juin 2018