(Se) catégoriser: prendre place dans le monde

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En 1943, Hannah Arendt commence un article intitulé « Nous autres réfugiés »1 par l’énoncé suivant : « Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous traite de “réfugiés”. Nous nous baptisons “nouveaux arrivants” ou “immigrés” ». Cette affirmation, mise en regard avec le titre de l’article, pourrait être interprétée comme une réaction ambivalente devant l’identité de réfugié. Nous l’envisageons ici comme relevant d’un processus de catégorisation. La catégorisation renvoie à l’activité langagière de classification et de description par laquelle « les sujets saisissent le monde et lui confèrent une intelligibilité »2. Le refus de l’assignation catégorielle exprimé par Arendt et la revendication de la possibilité de se catégoriser sont des activités communes.

Faire avec le déjà là

Les individus sont confrontés à des catégories qui leur préexistent et qui fonctionnent comme des lieux de stockage de connaissances partagées sur le monde3. Placer une personne dans une catégorie, c’est avoir l’impression qu’on en sait déjà beaucoup sur elle. C’est donc un acte qui homogénéise les expériences personnelles, qui éclipse leur diversité et leur complexité. Dire, par exemple, de quelqu’un « c’est un sans papier », c’est le considérer comme épousant les attributs types de cette catégorie4. Or d’autres catégories pourraient lui être attribuées : homme, enseignant, militant. L’affiliation catégorielle – subie ou revendiquée – est donc une opération de sélection parmi plusieurs catégories possibles.

Les catégories sociales sont le résultat d’une histoire. Elles sont intégrées à un ordre social et participent à son fonctionnement5. Par exemple, être reconnu ou non par l’administration comme réfugié, SDF ou personne vulnérable, a pour un individu des conséquences directes. Cela conditionne, notamment, l’accès au droit, à des ressources, à une reconnaissance publique. Loin d’être sans effet, le choix d’une catégorie est, en outre, orienté par un certain regard sur la société. En témoignent la coexistence et la concurrence, dans les discours portant sur un même groupe de personnes, entre plusieurs catégories. De nombreuses voix s’élèvent, ainsi, contre l’utilisation de la catégorie migrant illégal, arguant qu’elle favorise la criminalisation de l’immigration et une vision restrictive de la liberté de circulation, et lui préfèrent celle d’étranger en situation irrégulière. Ce jeu de concurrence catégorielle peut conduire, au fil du temps, au remplacement d’une catégorie par une autre. C’est le cas de la catégorie de clandestin, aujourd’hui supplantée par celle de sans-papiers, qui s’est diffusée, depuis le milieu militant, contre la première et non sans questionnements6.

Catégoriser : un geste situé

Si la catégorie fige et homogénéise, elle n’est cependant pas enfermante. Le processus de catégorisation est dépendant du contexte dans lequel il advient. Une même personne pourra être catégorisée comme patiente face à un médecin, sans-abri face à un passant, cliente dans un supermarché et parente lors d’un repas de famille. Le caractère situé de la catégorisation

nous invite à tenir compte de la diversité des situations de rencontre et de la variété des rôles qui s’y jouent.

Reprendre une catégorie, la négocier ou s’en défaire

Du point de vue des individus, la catégorie ne s’impose pas d’elle-même. Le processus de catégorisation est le résultat d’une action conjointe de la part de personnes qui entrent en interaction. Les interactions sont, en effet, les lieux de l’actualisation des catégories, de leur négociation, de leur contestation, mais aussi de leur production. Plutôt qu’à une assignation identitaire, nous avons affaire à un processus dynamique, dont les personnes ne sont pas dépossédées. Elles ne sont pas, en effet, des catégories : elles s’en saisissent. Observer les pratiques de catégorisation permet de rendre compte de la contrainte exercée par l’ordre social, mais aussi des résistances et des émancipations possibles. Cela permet de tenir compte des instants où les personnes se subordonnent à cet ordre ou, au contraire, refusent la place qui leur y a été assignée.

Iris Padiou, Doctorante en science du Langage et affiliée à l’Institut Convergences Migrations

  1. Pouvoirs, 2013, n°144.
  • Mondada, L. (1997) « Processus de catégorisation et construction discursive des catégories », dans D. Dubois, Catégorisation et cognition: de la perception au discours, 291–313.
  • Sacks, H. (1989) « Lecture Six : The M. I. R. Membership Categorization Device », American Sociological Review n°12, 271–81.
  • Ibid.
  • Voir Mémoires n°66 et, pour la catégorie « réfugié », l’entretien avec Withol de Wenden.
  • Voir, dans Plein droits n°34, le discours de Derrida sur le délit d’hospitalité.