Soigner l’irréparable

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Billet d’humeur

Face à l’inflation de la dimension de l’urgence dans les discours contemporains, beaucoup s’accordent sur la nécessité de faire un pas de côté.

Il ne s’agit pas tant de nier l’évidence de certaines réalités de l’urgence que de contester son instrumentalisation via la prescription de modes de réponse et le masquage de réalités plus complexes que le simple surgissement d’une « crise ».

Ce décalage, ce pas de côté, se conçoit comme le rappel de l’épaisseur du temps face à la tyrannie d’un présent, sans passé ni futur. Se décaler, c’est prendre le temps de penser, de réactiver les fonctions du langage, de l’écart entre les mots, face à l’évidence de l’acte. Ne pas céder face à la tyrannie de l’urgence, c’est aussi désidéaliser la figure de l’urgentiste, conçue comme celui qui parvient, dans son geste technique face à l’urgence, à faire coïncider le temps pour voir et celui pour agir.

Dans notre clinique, il importe de ne pas être assourdi par le registre du vital – la vie ce n’est pas que le besoin, c’est aussi le vivant, le désir. Dès lors, le psychanalyste s’attachera à repérer un écart entre un temps initial du traumatisme – hors sujet et hors langage – et un après-coup, consistant dans l’intégration par le sujet de l’évènement dans toutes les dimensions (réelles, fantasmatique) de son histoire personnelle.

Cependant rappelons qu’il existe des destructions du vivant dont on ne revient pas : ainsi, des ravalements au statut de corps-objet, à l’anonymat et l’avilissement total, ainsi, de l’exposition aux profanations, aux transgressions des tabous fondateurs de l’humanité. Car là, c’est le joint le plus intime du sentiment de la vie qui est atteint.

La nécessité du temps long dans notre clinique s’impose dès lors avec certains patients comme celle d’un temps ouvert car nous ne savons pas quand, ni comment, ressurgiront les traces qu’auront laissées les vécus traumatiques, et accompagnant ce retour, un sentiment d’urgence subjective. Comme le dit si bien Dominique Celis, 30 ans après le génocide des tutsis au Rwanda, « Rentrer vingt ans plus tard au pays en pleine effervescence exaltée de la Reconstruction, c’était découvrir que, dorénavant, le passé est devant soi[1] ».

Derrière les discours, les efforts de symbolisation, les différents modes de traitements collectifs et individuels de ces traumatismes, la violence continue d’accomplir son œuvre rampante. Elle agit au cœur de l’intime, notamment dans les relations filiales. Elle peut se réactualiser aussi dans les liens amoureux : le désir en effet, dans sa dimension exclusive et prédatrice, entretient toujours fantasmatiquement une proximité avec la destruction. Quant à l’amour, il n’est pas sans reconvoquer la hantise de la perte. L’effort toujours renouvelé pour s’extirper du passé mortifère et se hisser dans la vie se fait dès lors, parfois au prix d’une abrasion du sensible.  

J’essaye d’interpréter la victime rampante du génocide 

Cette chose sans lieu qui a eu lieu

Arrimée, telle une inscription dans les corps-objets, profanés

J’essaye d’interpréter la victoire rampante du génocide derrière la survie

Je veux dire derrière l’apparence d’avoir refait corps avec son histoire …

(…) derrière la réhabilitation dans un linceul social cousu de relations, d’amis, d’un travail et d’activités[2].

S’orienter du temps long, ce n’est pas seulement soigner dans l’optique d’un « rebranchement » pérenne et résolutoire à des dispositifs symboliques d’affiliation aux discours et au lien social.

Tout au long d’une vie parfois, cette jouissance mortifère revient pour ravaler l’indice de fiabilité du discours, la croyance au lien, et dès lors « débranche » le sujet de lui-même, de son désir et du lien à l’autre, y compris dans les moments de vie les plus heureux et les plus

Je veux dire, derrière tout ça

Sans issue

L’incapacité à se lier

Derrière la réconciliation dont le pays se gargarise

Il y a un prix à payer (…)

Le prix à payer c’est d’atrophier l’émotion

Bref de la boucler !

J’essaye d’interpréter la victoire rampante du génocide

A savoir

L’entame récurrente de notre appétence à vivre… de nos envies… de nos élans

Une récidive seule décelable au pays

Où la cohabitation,

Où les succès comme les défaites du collectif

Viennent te ravager dans l’intime[3]

Entendre cette destruction, cette pulsion de mort à l’œuvre en dépit des aménagements construits pour vivre, voir des réhabilitations les plus accomplies, c’est aussi accepter la fonction de pacification de cette jouissance que nous les aidons parfois à trouver. 

Emilie Abed, psychologue clinicienne et psychanalyste


[1] Dominique Celis, Ainsi pleurent nos hommes, Paris : Philippe Rey, 2022.

[2] Ibid.

[3] Ibid.