Travail de la trace en thérapie manuelle

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Toute jeune kinésithérapeute, je me souviens d’un de ces premiers patients, à l’allure inquiétante, venu me voir car il avait mal au dos. Il avait empilé les T-shirts et, à chaque fois, il me demandait s’il devait enlever le suivant. À chacun de mes acquiescements, sa question, répétée, était plus alarmante.

Son dos était sabré de cicatrices.

Il en a toujours tu l’histoire, mais, quand, allant mieux, nous avons évoqué l’exercice possible de la natation, qu’il disait apprécier, il a explosé de rire : « Vous imaginez le “ flip ” des mamies en me voyant arriver ? »

Marqué au fer rouge.

Dans cette réflexion autour de « traces », je vous propose d’essayer de saisir quelques facettes de ce mot énigmatique[1] dans le cadre du travail de kinésithérapie. Une réflexion sur la plurivocité de ce mot nous permettra-t-elle de saisir quelque chose du travail avec les personnes si éprouvées que nous recevons au Centre Primo Levi ?

Nul kinésithérapeute n’échappe à cet instant de surprise, qui pourrait être un temps d’effroi, quand, en séance, le patient se déshabille et dévoile une trace qui nous laisse coi. Je ne peux pas dire cicatrice : la cicatrice est la marque de ces plus ou moins menues réparations des accidents inévitables de la vie. Elle est racontée par le patient.

Alors qu’il en est de mal nommées en ce qu’elles ne sont en rien un processus de guérison cutané, mais, indélébiles, elles sont un cri assourdissant, car le patient n’en dit rien. Une marque qui ne fait que mettre en relief le silence du sujet à cet endroit qui, sans mot, devient alors intouchable.

Appelons « trace », la présence flagrante d’une absence d’histoire, caractérisée par l’effet sidérant qu’elle suscite. Elle échappe alors à la logique de notre soin en nous présentant un corps qui ne se plie pas à notre savoir. Elle est une masse fantomatique qu’il va falloir contourner ou avec laquelle, tout du moins, composer.

Ainsi, au fil de notre pratique, nous pouvons entendre les silences qui sont autant de traces de ces indicibles qui mettent à mal notre savoir : quel est ce corps qui ne parle pas son mal et comment soigner ce qui est sous l’emprise du silence[2] ?

Alors, nous constatons une absence de symptôme kinésithérapeutique : Ce que nous voyons se soustrait à notre réponse en coupant court et en empêchant toute efficacité de l’acte soignant.

La trace, « on ne peut pas ne pas la voir ». À l’inverse, je ne sais pas ce que je vois.

Que faudrait-il voir?

Un spectaculaire bien embarrassant surgit dans le dénudement.

Cette cicatrice, en se soustrayant à la parole, se joue du regard. – Est-ce de la pudeur que de ne pas la déshabiller ? –  Elle nous oblige à décoller la « mise à nu » d’une exhibition, d’une monstration[3].

Comment dire ?

En pouponnière médicale, je décide un jour de déshabiller un enfant pour compléter mes bilans. Je vois son ventre qui n’est qu’un scribouillage de cicatrices. Interdite, je doute : serait-ce là la cause de tous ses maux ? Je me précipite pour vérifier les adhérences éventuelles de la peau.

« Pas touche », m’exprime-t-il en mettant ses mains en bouclier.

Pas touche à quoi ? À ces cicatrices ? Au ventre et à tout ce que cela sous-entend ? Rien n’en est dit. Néanmoins, au massage, il exprime du plaisir et souhaite continuer, mais toujours autour du ventre.

Est-ce parce que cette béance cicatricielle a été ainsi bordée qu’un jour il saisit ma main et pose nos mains dessus guidant le massage ?

…et qu’elle a pu se voiler, « se dire », puis s’oublier pour avancer ?

En entendant cette béance dans la chair comme un appel et non un cri, le déshabillage permet un passage vers le tissage d’un voile. La main vient, à partir de ce réel insoutenable, spectaculaire, tisser son contour et, par l’écoute, permettre à la voix manquante d’en émerger. Ce tissage noue ainsi le corps à la parole.

Ne pas chercher à combler cette béance par du savoir, mais accompagner dans l’appropriation de ce non-lieu : le patient n’est pas obligé de n’être que l’objet de cette trace, de ne répondre que d’elle.

Au Centre Primo Levi, cette question est toujours centrale dans les premières rencontres : que va-t-il se passer dans ton regard si je déshabille ce corps marqué ?

[Et à l’inverse aussi : je ne vois rien, pas grand-chose des horreurs qui me sont décrites : pas de preuves, pas de traces.]

Et en faisant un pas de plus, je me dis que nous recevons des patients en « état de trace » : ils sont presque tout entier marque de quelque chose de suffisamment spectaculaire, mais qui ne se touche pas, qui se laisse mobiliser, mais qui ne se meut pas.

Alors, la trace, dans une nouvelle facette, deviendrait chez eux ce tout petit rien, en quantité infime, à chercher et à trouver. Pour revenir à ce que nous disions, ce quelque chose qui fait de cette personne, un sujet, être parlant, et non l’esclave de ce qu’elle a vécu.

Par le biais de la thérapie manuelle, je pose la main sur eux et, cette fois-ci, non pas pour mener une enquête, mais pour déceler la trace d’une présence, d’une réponse. Il reste forcement des traces de sujet, sinon, ils ne seraient pas là.

Qu’est-ce que seraient ces patients en « état de trace » ?

Sous toutes les formes, c’est quand je sens que la masse dont nous parlions tout à l’heure, est immense devant moi et que, cette fois-ci, je dois la repousser, la tailler, pour dégager et entendre ce que souhaite le patient.

Cette masse obstrue, elle semble de pierre.

Comment fait-on avec un patient qui arrive, adressé par un collègue, et :

  • Qui a mal partout
  • Qui ne ressent rien
  • Pour qui « tout est cassé à l’intérieur »
  • Qui reste en silence
  • ….?

Je pense tout particulièrement à ces femmes qui arrivent et ne peuvent que susurrer : « J’ai mal. » Je propose toujours aux patients qu’ils se mettent en sous-vêtements, et je pose la main sur eux.

Après bien des séances silencieuses, et un poignet douloureux et intouchable, Mme F. me parle des coups reçus à cet endroit en tentant de fuir. Nous prendrons beaucoup de temps à trouver enfin une technique qui la soulage et qu’elle puisse dire : « Cela me fait du bien. »

Pendant ce temps, inquiète, sa psychologue me fait part de la difficulté de cette patiente à se déshabiller, entre autres à mes séances, et me questionne sur le bien-fondé de cette pratique.

Des espaces se dessinent et la parole commence à circuler autour de ce travail. Je maintiens mon cadre, Mme F. continuant à venir.

Celle-ci, bien plus tard, me fait part de l’immense difficulté qu’elle a eue quand je l’ai priée de se déshabiller la première fois. Je lui demande : « Dois-je faire différemment pour les autres femmes ? »

Elle sourit complaisamment :

  •  Je ne te l’avais pas dit, tu ne pouvais pas savoir. Si je ne voulais pas, il fallait que je te le dise. »

J’entends : laisse-moi la possibilité de dire non.

L’exigence du cadre est, comme nous le voyons ici, l’élément protégeant de tout aléatoire, de tout arbitraire et rendant possible une nouvelle expérimentation pour cette femme qui ne vivait plus que dans la douleur. Ce cadre se pose comme un garant face à cette masse pétrifiante (qui a certainement eu sa fonction devant/dans la torture). Et ce cadre, il permet alors au patient et au thérapeute[4] de marcher sur un nouveau chemin. Il a des bords avec lesquels cette patiente est venue interroger les limites, c’est-à-dire parler. Enfin.

Et finalement, à la recherche de cette petite trace, nous ne savons jamais précisément ce qui a permis à cette patiente de se remettre en route. Nous constatons qu’elle se redresse, animée par un souhait de trouver cette trace, dont nous savons maintenant qu’elle est inatteignable.

Kinésithérapeute[5], et grande adepte des excursions en montagne, je vous propose de conclure avec cette trace « dynamique » : celle laissée par cette personne aventurière qui part tracer une nouvelle route. Est-ce là que nous accompagnons nos patients : qu’ils osent, forts des repères acquis, se tracer leur nouveau chemin dans cette vie à embuches ?

Et celui-là, qui trace, va tellement vite qu’on ne peut plus le suivre.

Il nous faudrait encore quelques pages pour explorer cette nouvelle facette de la trace !

La réflexion sur la trace nous emmène à ce point de vacillement – la trace n’est jamais où elle devrait être – dynamisant l’étymologie « tractiare », tirer, traîner vers une suspension de ce mot qui entraîne, qui traîne, mais ne se laisse jamais saisir, obligeant à toujours chercher, avancer.

Hélène Desforges, masseure-kinésithérapeute


[1]Tracer : d’abord tracier est issu l’un latin populaire traciare, dérivé du classique tractus (trait), du supin de trahere : « tirer », traîner (traire) et qui a dû signifier « suivre à la trace » ou « faire une trace ». Dictionnaire historique de la langue française.

[2]« La rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence – comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence. », Jacques Lacan. Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 28.

[3] « Comment parler de la pudeur en des temps de regard dévorant, de regard insatiable, où la possibilité de tout voir et de tout savoir est revendiquée comme un droit, où la transparence est une obsession, où l’existence ne se prouve que de se montrer ? Serait-on passé au-delà, toute pudeur si bien répudiée que l’impudeur elle-même n’aurait plus de prise ? » Dominique Quinio, « Pudeur », Études, 2001/2, t. 394, 2001, pp. 180 à 196.

[4] Olivier Grignon. Le corps des larmes, Paris,Calmann-Lévy, 2002 :  : « Il ne s’agit donc pas de guérir à tout prix, notamment au prix de cette aliénation irrespectueuse, de cette indignité où l’un s’impose comme le modèle de l’autre. »

[5] Du grec thérapie par le mouvement