Les personnes victimes de violences politiques qui vieillissent sur notre territoire ont-elles des besoins particuliers au niveau médical ? Entretien avec Agnès Afnaïm et Nadia Kandelman, médecins généralistes, sur l’importance de connaître leur histoire.
À partir de quand les personnes victimes de violences politiques sont-elles considérées comme âgées et pourquoi ?
Agnès Afnaïm : Répondre à cette question n’est pas évident, parce qu’il existe une dimension subjective dans le vieillissement. De manière arbitraire, je donnerais l’âge de 60 ans pour nos patients, car, avec la violence subie, qu’elle soit physique ou psychique, les séquelles induisent un vieillissement prématuré du corps.
Quelles problématiques rencontrez-vous dans votre pratique auprès de ces personnes ?
AA : Ce que je remarque, c’est qu’elles n’ont pas toujours de perspectives qui leur permette de retrouver une assise dans leur vie.
De manière tacite, nous partageons l’idée selon laquelle une personne jeune retrouvera la santé, qu’une fois qu’elle accèdera à un statut, elle pourra obtenir du travail, avoir des enfants. Mais, pour le sujet âgé, ce n’est pas le cas. J’ai l’impression que vieillir en exil ajoute un deuil supplémentaire. Le rapport au pays est toujours ambivalent. C’est donc très important de pouvoir animer quelque chose.
Nadia Kandelman : J’imagine qu’accéder à la nationalité ou à un statut favorise un ancrage dans le pays d’exil, dans lequel il sera déjà plus simple de se projeter. En vieillissant, la question de la mort se pose, et, à travers cela, de savoir où finir sa vie et où notre corps reposera au-delà. Aussi, l’absence d’entourage, pour les personnes en exil, pose problème lorsque la perte d’autonomie débute.
Est-ce que les personnes victimes de torture vieillissent comme les autres ?
AA : Au niveau corporel, les effets de la violence se traduisent par un surcroît de douleurs, de limitations fonctionnelles, car les patients ont toujours gardé dans leur corps les séquelles physiques des violences subies. Nous savons que c’est pourvoyeur d’arthrose, par exemple. Les violences ont un impact sur le corps.
Et puis, ces violences enclenchent des maladies dégénératives qui surviennent plus tôt, comme le diabète, l’hypertension, ou encore le cancer.
NK : Avec le temps, les douleurs du corps ont aussi tendance à se majorer naturellement, à se figer. Les pathologies chroniques apparaissent… Chez les personnes victimes de violences, il peut y avoir un surcroît de douleurs qui se cumulent et se figent aussi parfois dans le temps.
Je pense à une patiente qui reste très enkystée dans ses symptômes et pour qui toute perspective d’avenir, de son point de vue, est bouchée. Elle se présente, d’ailleurs, comme une grand-mère souffrante. Peut-être que la plainte la fait exister ?
AA : Il existe une réalité du corps, avec ses limitations, mais il y a également comment tu vis cela, quel rapport tu as avec ce corps limité. Le travail psychique permet de changer cette perception, plutôt que la réalité.
Je pense à une autre femme qui se présente de manière plus vivante, même si elle a de la tristesse et de la douleur liés aux événements qu’elle a vécus. La motivation transcende les limitations du corps. Le travail psychique permet à la conscience de s’élargir.
À travers vos réponses, j’entends que, ce qui peut faire la différence lorsque l’on devient âgé, c’est d’être tenu par une envie, un désir, peu importe lequel, pour travailler la prise en charge médicale.
AA : Les patients âgés qui s’en sortent, c’est grâce au travail pluridisciplinaire que nous proposons. L’accompagnement sur le plan juridique, social, etc., sur le long terme permet de ne pas tomber dans un dénuement total. Après, parmi les personnes que nous recevons ici, il y a de grands militants qui se sont toujours battus pour une cause et qui peuvent continuer en France. Ce qui m’intéresse d’observer, c’est comment ils transposent cet état d’esprit de combattant, de militant, dans leur vie, dans leur corps et dans leur santé. Qu’est-ce que ça donne ? C’est intéressant de remarquer ce transfert-là et de pouvoir le nommer un peu : « Cette vitalité qui est en vous, celle du militant, là, vous la mettez au service de votre corps, de votre santé. »
NK : La patiente à laquelle je pense, elle, n’a pas de statut, elle est très isolée et ne parle pas la langue française. Certains patients peuvent rester très longtemps en dehors de tout réseau de prise en charge, avec une perte d’autonomie physique grandissante. Donc, pour eux, se déplacer, aller dans des lieux associatifs, des lieux d’activités, c’est compliqué. Il existe une barrière de la langue et une barrière physique. Des freins demeurent pour arriver jusqu’à ces structures, par rapport aux personnes régularisées, mobiles et parlant le français.
AA : Je pense que cela écourte la vie d’avoir subi des violences et d’être en perte d’autonomie parce qu’il existe aucun lieu dédié pour ces personnes. En effet il faut pouvoir les sortir de l’isolement. S’il n’y a pas un minimum de communauté autour d’elles, c’est difficile de pouvoir faire évoluer une situation. C’est vrai que la question se pose pour les personnes âgées, déboutées du droit d’asile et qui n’ont aucun statut. Elles ne peuvent pas accéder à des Ehpad.
NK : Et la quasi-totalité des dispositifs pour personnes âgées sont conditionnés à un statut.
Arrivé à un certain âge, tout le monde n’a-t-il pas vécu des traumatismes ?
AA : Il existe tout de même des effets de ce qu’a réellement subi le corps. Le trauma psychique perturbe profondément tous les grands systèmes régulateurs du corps, ce qui peut se répercuter sur la possibilité de maintenir une mobilité par exemple, ou, en tout cas, d’avoir un métabolisme avec une homéostasie de qualité. En réalité, le traumatisme interfère partout. Cependant, cela n’a pas toujours un lien avec la longévité, car certains rescapés des camps de concentration ont pu vivre longtemps, comme Zoran Mušič, par exemple. Cet homme a beaucoup peint, dessiné la mort. Dit autrement, comment se sortir, s’extirper peu à peu de ce vécu ? J’ai eu une patiente qui a été suivie pendant des années et qui a fini par être régularisée. Elle s’est mise à travailler sur le tard. Aux dernières nouvelles, elle avait 74 ans, et s’occupait de personnes âgées à domicile.
Et, au niveau psychique, est-ce que le fait de vieillir peut raviver un traumatisme ?
NK : L’approche de la mort peut amener des questionnements, notamment sur ce que l’on transmet de son histoire, de sa vie. Nous en recevons peu au Centre Primo Levi, mais il peut également y avoir des sujets qui développent des troubles cognitifs ou une forme de démence en vieillissant. Ce qui n’est pas facile à diagnostiquer, car les effets du traumatisme peuvent être proches de la démence : perte de repères, de la mémoire, etc. La question peut être rapidement balayée lorsque la personne est jeune, mais, arrivée vers la soixantaine, s’agit-il d’une résurgence du trauma ou d’une démence ?
Pourquoi ne pas orienter les sujets âgés vers le droit commun ?
AA : L’incidence des violences passées sur la détérioration actuelle de leur santé est difficile à contenir du fait de leur âge. En tant que médecin généraliste, accompagner sur le long terme ces personnes âgées, c’est garder la connaissance de ce qu’elles ont subi et des différents états qu’elles ont traversés, et, donc, mieux adapter le soin. Et puis, surtout, c’est maintenir le lien qui a été créé avec elles, un peu pour enrayer la déliaison de la violence.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef