Vivre « sans papiers », une question de vie ou de mort

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Heureusement, « les papiers » ne font pas tout. Cependant, il est certain que celui qui n’en a pas se sent amoindri, exclu de la société faute d’en avoir : comment peut-il se sentir vivant, exister parmi les autres en étant « sans papier » ?

Cette appellation de « sans papier » ne concerne que les personnes étrangères, « les migrants » qui n’ont pas d’autorisation de séjour délivrée par l’administration française. On entend par là un document officiel comme un récépissé, une carte de séjour temporaire, une carte pluriannuelle ou une carte de résident. Ces documents permettent à un « étranger » de rester en France et surtout d’y travailler « en toute légalité ». Ce « papier » est donc hautement important pour celle ou celui qui arrive à l’obtenir.

Ces droits sont des droits fondamentaux qui figurent dans la déclaration universelle des droits de l’homme. Cependant, étant donné que ce texte n’a aucun caractère contraignant, il rencontre de nombreuses limites dans la pratique, notamment à l’égard des étrangers qui sont « en situation irrégulière ».

Pour les patients du Centre Primo Levi qui ont fui leur pays, laissant tout derrière eux et qui ont survécu à une violence extrême, il s’agit de recommencer leur vie à zéro. Le premier élément dont ils ont besoin pour se remettre à vivre « normalement », c’est d’avoir un statut qui les protège d’un renvoi vers leur pays. Obtenir le statut de réfugié représente une nouvelle naissance. Ceci est d’autant plus symbolique pour les patients qui n’ont aucun document d’identité avec eux. Lorsqu’une personne est reconnue réfugiée, elle est placée sous la protection de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) qui va lui établir un nouvel état civil (acte de naissance, acte de mariage, livret de famille).

Dans le monde actuel, où la bureaucratie règne de plus en plus, il s’avère difficile de bien vivre sans titre de séjour. En effet, à tout moment et pour de nombreuses démarches, la pièce d’identité pour un étranger ne va pas suffire. Il faut qu’il justifie qu’il est en situation régulière sur le territoire français.

Un demandeur d’asile n’est d’ailleurs pas sans papier car celui-ci se voit délivrer un document – nommé attestation de demande d’asile – qui vaut autorisation de séjour mais qui ne donne pas le droit de travailler (possible seulement au bout de 6 mois).

Ne pas avoir de papier, est-ce donc vivre dans l’illégalité ?

Un « étranger sans papier » n’est pas sans droits : il peut par exemple exercer un recours contre le refus de séjour dont il fait l’objet ; il peut aussi faire une demande de régularisation, se soigner, vivre en famille. 

Le séjour irrégulier n’est plus un délit depuis 2011. Il serait donc impropre de dire qu’une personne qui se maintient sur le territoire français sans autorisation de séjour commet « une infraction », terme qui relève du droit pénal. Affirmer cela, c’est méconnaître la législation sur le droit des étrangers, compilé dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

Actuellement, la FASTI (Fédération des associations de solidarité avec tou-te-s les immigré-e-s) mène une campagne Pourquoi faut-il abroger le CESEDA fort intéressante et qui pousse à la réflexion. Elle dénonce notamment le fait que ce code est le seul au niveau de la législation française qui cible encore une partie restreinte de la population et entrave ainsi l’égalité d’accès aux droits pour les personnes étrangères.

Pour un étranger, rester sans papier en France, c’est donc vivre sur un fil, à la fois dans l’espoir d’être régularisé et en même temps dans la peur d’être arrêté et placé en centre de rétention pour être renvoyé dans son pays.

Cette situation d’insécurité permanente pèse considérablement sur l’état psychique des patients. Dans leur pays, ils sont recherchés et d’une certaine manière, en France aussi. Avec ce sentiment de vivre dans la clandestinité, ils craignent les contrôles policiers, se mettant alors à éviter certains lieux et plages horaires pour ne pas se faire interpeller. Beaucoup redoutent de déposer une demande de régularisation auprès de la préfecture et restent ainsi des années sans se faire connaître.

Pour les personnes qui ont fui la violence dans leur pays, c’est une question de vie ou de mort. C’est la raison pour laquelle les patients restent en France, malgré la grande précarité à laquelle ils sont confrontés, malgré le déclassement social que cela représente, car beaucoup avaient un niveau de vie élevé dans leur pays. En d’autres mots, ils choisissent de survivre.

Au Centre Primo Levi, j’accompagne les patients dans cette démarche de reconnaissance administrative, ce qui n’est pas sans difficultés. D’autant plus que cela peut durer de nombreuses années avant que la personne n’obtienne une carte de séjour ou un statut de réfugié, parfois après avoir essuyé plusieurs rejets. Cette situation n’est pas simple à prendre en charge. Il est important de tenir, de faire face avec le patient, de continuer malgré tout, d’explorer toutes les procédures de recours possibles. Si une personne « sans papier » reste sans faire de démarches, l’administration pourra lui reprocher de ne pas avoir tenté de régulariser sa situation.

Un patient que j’ai soutenu dans une demande de réexamen 8 ans après sa première demande d’asile a pu obtenir une protection subsidiaire à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) après un rejet de l’OFPRA. Cette protection lui a été accordée 10 ans après son arrivée en France. Que s’est-il donc passé pour lui pendant tout ce temps ? Il a survécu comme il a pu, malgré les mauvaises nouvelles concernant sa famille menacée dans son pays. Il a fallu plusieurs longs entretiens avec lui pour recueillir son récit et aussi l’écouter. Il a été suivi au centre par un médecin mais n’a jamais voulu être suivi par un psychologue. Pendant toutes ces années de présence en France « sans papier », il a pu quand même travailler grâce à des compatriotes.  Il a conduit sans permis et a dû comparaître plusieurs fois devant le tribunal. Mais pouvait-t-il faire autrement ? Chaque opportunité de travail était à saisir pour lui, pour sa survie et avec tous les risques que cela pouvait comporter.

La majeure partie des patients qui me sont orientés ont été déboutés de leur demande d’asile. De nos jours, entreprendre une demande de titre de séjour après ce refus s’avère de plus en plus compliqué. S’ils parviennent néanmoins à obtenir une carte de séjour pour soin – un statut extrêmement précaire -, ils retrouvent alors tous les droits qu’un homme ou une femme devrait avoir, y compris la liberté de circuler et le droit de travailler. Mais cette possibilité de s’investir dans la vie sociale peut à nouveau être perdue en cas de refus de renouvellement de cette carte. Ce sera alors un violent retour en arrière.

Depuis de nombreuses années, j’accompagne un monsieur très handicapé au niveau d’un bras des suites des tortures qu’il a subi dans son pays d’origine. J’ai commencé ce suivi par le réexamen de sa demande d’asile mais qui n’a malheureusement pas abouti. Cela fait aujourd’hui 13 ans qu’il est en France et je ne connais pas d’autres patients qui ont fait autant de recours devant le tribunal administratif contre le refus de renouvellement d’une carte de séjour pour soins. La préfecture refusant systématiquement de renouveler son titre, cela fait trois fois qu’il obtient une annulation du refus de séjour par le juge administratif. Il est actuellement toujours sans papiers. Il vient de déposer une nouvelle demande de titre de séjour fondée cette fois-ci sur ses années de présence en France. En effet, c’est possible le concernant car il travaille depuis un certain temps (plusieurs mois de bulletins de paie à l’appui) et ceci sous sa propre identité. Alors qu’il est régulièrement placé dans une situation de dépendance, sans droit de travailler, il parvient malgré tout à se faire une vie !

Une autre patiente qui a dû tout quitter précipitamment (famille, enfants) suite à des craintes de persécution dans son pays n’obtient pas le statut de réfugié. Elle est désespérée, angoissée par l’idée d’être obligée de quitter le territoire français. Pourtant, j’apprends qu’elle travaille chez des particuliers depuis son arrivée en France, et ce depuis presque trois ans, lui permettant alors d’obtenir assez rapidement un titre de séjour « salariée ».

De ma place de juriste, il me semble plutôt rassurant de savoir que malgré l’absence de statut, des patients parviennent à rester en mouvement, y compris après un certain temps d’immobilisation.

Comment se faire une place dans la société sans être inscrit administrativement ? Le travail avec les psychologues, la prise en charge pluridisciplinaire jouent un rôle important dans cet avancement pour que les patients s’autorisent malgré tout à vivre, à travailler, à aimer, à avoir des enfants…

Combien de patients m’ont-ils dit qu’ils préféraient attendre d’avoir un statut avant de se marier, de vivre avec leur compagne ou compagnon ? Ce n’est pas qu’une absence de droits que cela engendre, mais aussi une absence d’autorisation à vivre car ils se sentent dans une position de faiblesse et ne souhaitent pas dépendre d’un autre.

Paradoxalement, c’est aussi parce qu’ils ont pu se faire une vie : travailler, avoir des enfants qu’ils pourront obtenir un titre de séjour. Ce sont des éléments d’intégration pris en compte par l’administration française pour une régularisation. C’est pourquoi nous encourageons les patients à s’inscrire à des cours de français, à participer à des activités bénévoles afin qu’ils puissent créer de nouveaux liens et se maintenir dans un mouvement de vie.

Aurélia Malhou, juriste.