Jacky Roptin, psychologue clinicien, précédemment responsable du centre d’écoute et de soins de Médecins sans frontières, a rejoint récemment l’équipe du Centre Primo Levi.
Vous avez rejoint le Centre Primo Levi en mars dernier. Quel a été votre parcours auparavant ?
J’ai travaillé pendant plus de dix ans à Médecins sans frontières (MSF). En tant que psychologue clinicien exerçant conjointement la responsabilité de diverses missions, dans le Caucase, en Arménie, au Congo Brazzaville, en Chine, au Moyen Orient. Puis en France, où je coordonnais depuis 2007 les activités du centre d’écoute et de soins pour les exilés de MSF.
Quel regard portez-vous sur la psychiatrie humanitaire telle qu’elle est pratiquée au sein des grandes ONG internationales ?
La psychiatrie humanitaire et l’intervention d’urgence ont, de fait, offert un terrain extrêmement fertile au développement d’une pratique centrée autour du trauma. Elles ont participé aussi à la nécessaire reconnaissance des blessures psychiques des populations victimes de la violence politique. Cependant, les risques et les limites de leur exploitation sont réels. En effet, bien que la plupart des psychologues cliniciens travaillant sur le terrain pour le compte des grandes organisations internationales, sont de formation psychanalytique, le discours des directeurs de programme, eux, sont saturés de références au système américain de classification des maladies mentales (DSM4). Ce système privilégie une approche du trauma centré sur le PTSD (post-traumatic stress disorder) qui implique des prises en charge très médicalisée des patients, des pratiques très « protocolisées ». L’omniprésence dans la psychiatrie humanitaire de ces concepts n’est pas seulement due à l’hégémonie internationale et à la grande capacité de diffusion de leurs promoteurs … Ils sont devenus petit à petit le miroir fascinant de la réalité et du vocabulaire de la guerre et de l’urgence. Ces concepts se sont imposés aussi avec la tacite complicité qu’imposent les contraintes institutionnelles des grandes organisations humanitaires : turnover des équipes, urgence des interventions, technicité, optimisation, transparence … La « facilité » de diagnostic et d’actions qu’ils présupposent offrent aussi une réponse à leurs exigences de gestion.
Une approche bien éloignée de celle du Centre Primo Levi qui ancre son action dans la psychanalyse ?
Effectivement. Je pourrais évoquer les questions éthiques qu’impliquent ces types d’approches ou en interroger les aspects réducteurs. Le plus simple est encore d’en démontrer au quotidien l’aporie.
Ces discours mettent en avant une causalité du trauma accolée à l’évènement. Il suffirait pour ne plus en pâtir, de remonter le fil des événements pour reprendre l’initiative sur ses émotions. Or, si la psychanalyse nous apprend qu’il est illusoire de cerner l’origine du trauma dans le sens de l’histoire, il faut rappeler aussi que les patients de MSF comme ceux du Centre Primo Levi évoquent des blessures relevant de crises chroniques ou de parcours chaotiques. Qu’il est illusoire de distinguer les souffrances psychologiques liées à un événement récent, des éléments liés à la singularité d’un parcours de vie. Seule la psychanalyse m’a toujours semblé être à même de répondre à ces enjeux. Surtout quand se rappelle à ma mémoire la détresse de certains de mes collègues psychologues cliniciens (originaires notamment des pays anglo-saxons) face à l’irréductibilité des souffrances des victimes de guerre ou de torture, sur lesquelles ces méthodes résonnaient comme des incantations ou des formules magiques.