« L’effondrement d’un monde », les effets psychotraumatiques de la guerre

Article paru dans le rapport annuel 2021.

Syrie, Afghanistan ou Ukraine, la guerre, les bombardements, l’angoisse, les peurs viennent et reviennent de manière cyclique. Leurs conséquences psychologiques sont néanmoins très spécifiques et nécessitent une prise en charge adaptée. Jacky Roptin, psychologue clinicien au Centre Primo Levi a répondu à nos questions.

Beaucoup de nos patients au Centre Primo Levi viennent de zones de conflits chroniques, existe-t-il un psychotraumatisme spécifique à la guerre ?

Je ne sais pas si on peut parler d’« un » psychotraumatisme de guerre, mais il est possible de distinguer une spécificité des souffrances ou des conséquences psychologiques liées à la guerre par rapport à d’autres traumatismes. Dans le champ de la psychiatrie, le traumatisme est accolé à un terme, le PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder), qui est très présent depuis plusieurs décennies. Il a été utilisé pour des situations de catastrophes naturelles ou de tremblements de terre. Je me rappelle les premiers grands défis humanitaires qui traitaient de cette question, comme lors du tremblement de terre de Leninakan en Arménie en 1987. Dans ce type de situations, le traumatisme est alors bien présent, il a une dimension indéniablement bouleversante de précarité de la condition humaine face aux éléments. Dans les guerres, il est possible d’utiliser ce même terme de PTSD, mais nous allons y trouver un élément supplémentaire majeur : la question de l’intentionnalité. Nous l’avons très bien vu au niveau du conflit en Ukraine. Au début, comme toujours, nous sommes pris dans les affres de la guerre, les bombardements, l’angoisse, les peurs, comme dans toute situation « catastrophique ». Puis, dans l’après-coup, lorsque le retour sur le terrain est possible, des éléments de cruauté, de barbarie, commencent à émerger. Beaucoup de repères, de tabous sociaux, s’avèrent avoir été transgressés. Une situation de catastrophe naturelle comporte une part de hasard. C’est autre chose d’avoir été l’objet d’une jouissance, d’une haine, d’une volonté de torture, que nous retrouvons dans les phénomènes de guerre. La violence sexuelle en est un exemple, elle est beaucoup évoquée en Ukraine. Elle a toujours existé, avec différents statuts. Elle pouvait être un butin de guerre, une punition des vaincus ou, comme cela a été identifié en Yougoslavie, une véritable arme de guerre dont la visée est d’atteindre un individu et une société en leur cœur.

Il y a, dans la guerre, l’intention de faire de l’autre l’objet de tous les tourments, les violences. Cette dimension est celle qui atteint le plus nos patients, qui ont le sentiment d’être profondément touchés dans ce qui fonde le lien social. C’est l’effondrement d’un monde, d’une croyance que l’autre est plus ou moins bon, qu’il est secourable. Il y a un dévoilement de la crudité, de l’obscénité, dont les personnes ne se remettent pas facilement. Cela laisse de profondes marques quant à la capacité de refaire confiance, de tisser des liens comme avant. Il n’est plus possible de se lier aux autres de la même manière. On ne pense plus, on n’aime plus, on ne juge plus, on ne désire plus comme avant. Il s’agit de la destruction de l’homme en soi. Apparaissent aussi toujours la question de la honte, non seulement d’avoir été victime, mais aussi témoin forcé, et celle de la culpabilité de notre impuissance à n’avoir pu contrevenir aux événements. La psychanalyse permet d’aller au noyau de ce que produit la violence politique chez une personne.

Pourquoi la référence à la psychanalyse est-elle justement intéressante au niveau thérapeutique ?

Si nous pouvons tous avoir traversé des événements traumatiques, ils peuvent être invalidants pour les uns et sans effets sur les autres. Je ne veux pas seulement dire que nous n’avons pas tous les mêmes ressources, les mêmes défenses. Il ne s’agit pas de parler d’une vulnérabilité préexistante, mais de dire qu’un traumatisme vient sur une histoire personnelle déjà constituée. Or, cette dimension n’est jamais aussi bien prise en compte que par la psychanalyse, car celle-ci intègre la temporalité, elle n’accole pas le trauma seulement à l’événement, elle s’intéresse aussi à la manière dont une personne répond à cet événement. Nous l’avons bien vu après les attentats qui ont touché la France, certains ont pu raconter des choses très différentes sur la manière dont ils avaient vécu les événements, en fonction de ce qu’ils avaient vécu dans leur vie. Il n’est, par exemple, pas rare de voir des gens manifester des troubles 10 ou 15 ans après avoir vécu des traumatismes importants. Le temps permet de dénouer ce qui s’est tressé. La psychanalyse est un choix fort. Pour les patients qui arrivent au Centre Primo Levi, ce qui leur est arrivé ne fait pas encore date, le traumatisme se vit encore comme actuel. Ce qui est compliqué pour eux est de l’insérer dans leur histoire.

Souvent lorsqu’il s’agit du trauma, il ne suffit pas d’aider le patient à remonter le cours de l’histoire pour espérer en reprendre historiquement l’initiative. Comme si, pour trouver la formule de l’eau, il fallait remonter le cours d’un fleuve… Soigner n’est pas seulement une histoire de réparation, de bienveillance, il s’agit d’aider la personne à retrouver sa place dans le rapport à la parole, dans le lien aux autres. Nous allons être sensibles, à travers le dispositif de la parole qu’offre la psychanalyse, à ce que le patient retrouve une place dans le dialogue, l’échange et le lien social.

Enfin, le rôle d’une institution comme le Centre Primo Levi est également important pour remettre en marche cette question du lien social attaqué. Nos patients sont très sensibles à la notion de transgression de la loi, des règles : est-ce que cette personne qui m’interroge (le psychanalyste) me parle en son nom ? Est-il tout puissant ou obéit-il aux règles de la loi ? Notre Centre veille à restituer ce qui a, par ailleurs, été vécu comme aboli, c’est-à-dire un monde qui tient, un certain pacte symbolique entre les hommes. Il y a un enjeu institutionnel très fort. En ce sens, l’institution a une fonction symbolique.

Comment faire la part des choses entre trauma collectif et trauma individuel ?

En général, la notion de traumatisme est utilisée pour un individu parce qu’elle est inscrite dans une dimension psychiatrique, clinique, qui correspond aux conséquences psychologiques qu’une personne manifeste après la rencontre avec la mort, que ce soit la sienne ou celle d’un autre. Il s’agit donc d’une référence à une dimension éminemment individuelle. Le trauma collectif ne se décrit pas comme relevant de la psychiatrie. Il est toutefois possible d’utiliser le terme. Moi qui fais des formations sur les violences sexuelles liées à la guerre, je vois bien que l’individu n’est plus seulement attaqué en tant qu’individu, mais aussi dans son appartenance sociale, le groupe aussi est visé. Dans certaines zones où j’ai travaillé comme le Congo Brazzaville, la violence sexuelle est considérée avant tout comme un trouble à l’ordre social, plus qu’à la personne elle-même. Ceux qui la pratiquent le savent bien, ils jouent souvent sur des dimensions très sensibles, la pureté de la race, le statut, la sensibilité à la question de la maternité, et donc visent à détruire le corps social. Dans ce sens, il est possible de parler de traumatisme collectif. Il est aussi possible de parler des grands crimes de masse, des génocides. La dimension collective du traumatisme y est présente au sens où je suis attaqué non en raison de mes actes, de ma conduite, de mes fonctions, de mon travail, mais en raison même de ce qui fonde mon identité et mon appartenance communautaire. Il est donc possible que le trauma collectif puisse se surajouter au trauma individuel.

Comment abordez-vous cette dimension collective du trauma dans vos consultations ?

Elle s’inscrit d’abord d’elle-même dans l’usage de l’interprétariat et de la langue du patient, qui convoque cette dimension collective. Pouvoir bénéficier d’un interprète veut dire permettre de parler, d’être inscrit dans le registre social auquel la personne appartient. Cela veut dire lui laisser la possibilité de faire référence à ce que certains mots représentent pour lui dans sa culture. Hannah Arendt rappelait qu’elle est la seule chose que nous emmenons de notre monde. Nous essayons de retrouver avec les patients des éléments d’appartenance, de les aider à retrouver des liens avec l’ancien, là où le trauma semble avoir aboli le temps et le passé, pour construire un nouveau point d’origine.

Pourquoi les personnes qui ont subi et fui la guerre ne rentrent-elles pas rapidement dans un travail de reconstruction ?

Le langage commun parle, pour le deuil, d’une période de déni, de colère, puis de tristesse. Dans le trauma, il y a une notion d’inédit, d’in-croyable, au sens propre du mot. Nous nous trouvons dans le « jamais rencontré », cela ne rentre dans aucune case, ce n’est pas encore de l’ordre du pensable. Le trauma reste « actuel » et demeure incommunicable comme expérience. D’autre part, dans les premiers temps ou à l’arrivée dans le pays d’exil, il faut « tenir », parce que la personne est dans l’urgence, prise dans le quotidien. Il faut donc beaucoup de temps pour prendre la mesure de ce qui s’est passé. Les risques d’effondrement face à la prise de conscience des événements sont réels. De même, parler de soi, alors que les événements continuent là-bas et que d’autres souffrent dans leur corps, dans leur réalité, est souvent considéré comme une faiblesse morale face aux souffrances physiques ou à la douleur des peuples. Il y a fréquemment un sentiment de honte très fort, également, d’avoir été obligé de fuir, de se retrouver dans cette condition d’exilé ou de réfugié, alors que personne, parmi ces gens, n’était prédestiné à occuper cette position. Le plus souvent, il ne s’agit pas d’un temps propice à la parole.

Un conflit va-t-il affecter plus durement un adolescent ?

Oui, je prends l’exemple de ce documentaire intitulé Watani[1], qui se passe en Syrie pendant la guerre civile. L’adolescent, que montre le film, ne manifeste qu’une envie : tuer Bachar el-Assad. Alors que les enfants vont plutôt être préoccupés par ce qu’ils pourraient perdre, leurs objets ou le petit monde qu’ils habitaient, les tout-petits vont être concentrés sur la présence ou l’absence parentale. Pour les adolescents, il s’agit d’une autre perte. C’est celle qui tient aux rêves, aux espoirs, aux idéaux qui parcourent singulièrement cette période si particulière de la vie.  La guerre va mettre un point d’arrêt brutal à ce moment, très fort psychiquement, d’ouverture, de fantasme et de projection de la sortie de l’univers parental familial, où s’aiguisent les questions morales de justice. C’est pour eux d’une grande violence qui ne me laisse jamais indifférent, quand je pense aux mots de Victor Hugo qui parlait de l’adolescence comme d’une « si délicate transition de l’existence[2] ».


[1] Le film suit l’histoire de l’évasion d’une famille de la guerre civile syrienne et sa tentative de commencer une nouvelle vie en Allemagne. Watani : My Homeland est un court métrage documentaire réalisé, produit et écrit par Marcel Mettelsiefen en 2016.

[2] Les Travailleurs de la mer (1866).