La pudeur traverse toute démarche thérapeutique, sociale, voire juridique. Elle est même nécessaire. Pourtant, l’un des effets de la violence est précisément l’absence de pudeur.
Au Centre Primo Levi, qui accueille et soigne les hommes, les femmes et les enfants victimes de torture et de violences extrêmes réfugiés en France, aucune preuve n’est demandée lors du premier entretien qui permet de déterminer si le demandeur entre ou non dans le mandat de l’association. Pourtant, il n’est pas rare que la personne, d’elle-même, exhibe ses cicatrices et fasse un récit brut et détaillé de ce qu’elle a enduré.
Non seulement parce qu’elle a probablement été confrontée à l’incrédulité de notre administration et se croit obligée de tout dire, jusque dans les détails les plus intimes et les plus dégradants, pour être reconnue comme victime et admise au centre en tant que telle.
Mais aussi parce que l’un des effets de la torture est de détruire l’espace d’intimité de la victime. “Dans les humiliations et les sévices sous toutes formes qu’infligent les bourreaux, l’attentat à la pudeur est courant, explique Agnès Afnaïm, médecin généraliste au Centre Primo Levi. Il est même le primum movens des tortures qui visent à pulvériser les tabous fondateurs de l’humain tels que l’interdit de l’inceste, l’anthropophagie, la coprophagie, pour radicalement avilir, mettre au ban de la société, du vivre ensemble et déshumaniser les victimes”.
Dès lors, l’un des enjeux majeurs est d’aider la personne à se réapproprier son corps, à rétablir un “dedans” et un “dehors” et à retrouver la notion de l’intime, du secret et de la subjectivité. Pour le psychothérapeute, le médecin ou tout autre professionnel du soin, “cela ne doit pas simplement revêtir l’aspect d’une précaution, continue le Dr Afnaïm, mais d’une préoccupation qui mobilise son attention et son intention tout au long de la prise en charge, depuis la première rencontre jusqu’à l’éventuelle rédaction de certificats, en passant par l’examen clinique, la prescription d’examens complémentaires ou même le choix et la manière de prodiguer soins et paroles”.
C’est pourquoi, au Centre Primo Levi, l’examen médical ne se fait souvent qu’au bout de plusieurs consultations, une fois le lien de confiance (qui permet la réhumanisation) établi. D’où une nécessité d’adapter l’organisation des structures de soins : durée des consultations, suivi sur la durée… Et lorsque le recours à un interprète est exigé, ces temps doivent être presque doublés et l’équilibre qui se joue entre les intervenants est plus difficile à établir. Malheureusement, ces conditions ne sont pas offertes par le dispositif de santé publique.
Et qu’en est-il de la procédure d’asile ? Dans l’intérêt du demandeur, est-elle nécessairement impudique ? Quelles que soient les violences subies, seules valent l’exactitude (c’est-à-dire la plausibilité) et la cohérence. A l’Ofpra, il faudra décrire avec précision de quelle façon le viol a été commis, et répéter le récit avec encore plus de détails en cas de recours à la Cour nationale du Droit d’Asile.
De même, comment engager un travail thérapeutique qui aille dans le sens du rétablissement de l’espace d’intimité quand la personne dort dans un centre d’hébergement d’urgence, règne de la promiscuité, voire à la rue ?