Pourquoi transmettre ?
Pour Primo Levi, raconter est une nécessité. Il y a d’abord le besoin vital du survivant qui le force à raconter, pour continuer à vivre, pour cicatriser avec des mots les plaies causées par la violence. Ensuite, le récit est force en ce qu’il lui redonne des droits et en premier lieu le droit de s’exprimer, d’être entendu et donc d’exister à nouveau. Cette force nous la retrouvons dans les récits de nos patientes et patients qui se battent, avec le soutien des cliniciens du Centre Primo Levi, pour reprendre pouvoir sur leur vie. Par souci de confidentialité et de préservation du soin, les personnes que nous recevons ne témoignent pas sur la scène publique ; ce sont les membres de notre équipe qui témoignent de la torture et de la violence politique subies. Il s’agit de rendre visible ce qui ne l’est pas, de parvenir à transmettre ce qui est difficile à dire, dans le plus grand respect des patientes et des patients. Dans quel but témoigner ? D’abord celui d’épauler les personnes en contact direct avec les personnes exilées face à la dégradation des conditions d’accueil. Notre équipe, dès la création du centre de formation, a souhaité, à travers son expérience, aider à penser l’accueil, à diffuser des outils pour comprendre le trauma et à proposer une prise en charge adaptée. Les formations permettent enfin une prise de recul indispensable : reprendre son souffle dans un contexte très difficile pour bon nombre de professionnels ou bénévoles.
Paroles de formateurs
« L’importance pour moi est, par notre travail de formation, de démultiplier les chances des personnes exilées de pouvoir accéder à des soignants, accompagnateurs, qui connaissent les conséquences du trauma lié à la torture. Nous voulons aller à contrecourant du discours très souvent entendu : ‘’Nous ne sommes pas équipés pour accueillir les personnes exilées’’, affirme la directrice du centre de soins et elle-même formatrice. Favoriser l’interaction, l’échange pour ne pas laisser les professionnels de l’accompagnement ou du soin en situation de vulnérabilité face à une situation qui peut les dépasser : « Que veut dire avoir en face de soi une personne qui a été victime d’injustice et sciemment abîmée par un autre ? S’y confronter seul est difficile, il faut être entouré. Les formations permettent de ne pas se sentir isolé avec ces questions », continue-t-elle. Fréquemment, ces moments permettent de lier les participants, qui se connaissent indirectement, mais ne se sont jamais rencontrés. « Ils se croisent pendant nos formations, décrit un de nos psychologues, cela créé un travail commun, des idées très concrètes, qui sont suivies d’effet. Il y a des formations que j’ai pu donner deux ou trois fois dans un même lieu. La pratique des équipes sur place évolue, la formation leur a donné une orientation. Ce qui est important pour nous est de transmettre une certaine ‘’logique’’ du trauma, dont le mécanisme est le même, que ce soit en Colombie lors des violences dans les années 90 ou lors de l’attaque russe de l’Ukraine. Une fois cette logique comprise, les symptômes peuvent être identifiés et traités ».
La clinique vient nourrir la formation
Sur quelle base former sans risquer de développer une formation figée, descendante ? « Je ne pourrais pas être formatrice sans poursuivre ma pratique clinique, explique une de nos psychologues. La clinique vient nourrir la formation, qui n‘est pas figée et dans laquelle j’apprends tout le temps. Je n’ai jamais le sentiment que je sais les choses une fois pour toutes. J’enrichis mes formations à partir du suivi des patients ou de mes lectures. J’arrive avec une base très construite, mais je l’adapte systématiquement aux remarques et aux interrogations qui se formulent au fil de chaque session. Le but de la formation n’est pas qu’elle repose uniquement sur un savoir préétabli, universitaire, mais que les participants s’impliquent subjectivement, qu’ils se demandent comment les outils ou les concepts dont je leur parle leur serviront dans leur pratique quotidienne. Les personnes que nous formons traitent ou accompagnent des personnes traumatisées. Ils s’impliquent beaucoup, comme nous au Centre Primo Levi, qui avons la chance d’être une équipe pluridisciplinaire, avec une bonne armature. Ce qui parle à ces personnes est de partir de la clinique. Les formations que nous donnons ne peuvent pas en être déconnectées. Elles sont nées du centre de soins, de notre désir de transmission. J’amène des cas cliniques pour expliciter ce qu’est le traumatisme. Je parle de choses très précises ». S’inspirer de la méthode pluridisciplinaire du Centre Primo Levi va par exemple permettre d’aborder le sujet de l’accueil, un domaine insuffisamment pris en compte. « Quand les gens entendent le mot accueil, ils pensent secrétariat » dit la responsable de l’accueil dans notre équipe. « Lorsque je forme, reprend-elle, les personnes se rendent compte que le poste est très important dans le soin, elles se reconnaissent dans le type d’accueil que nous pouvons proposer. Il est important qu’un psychologue forme avec moi car cela donne une approche globale de l’accueil ; je me rends compte de l’importance de ce poste ». La formation agit aussi en miroir pour celles et ceux qui la donnent et revêt une importance forte dans leur propre pratique : « J’ai vu une nette différence quand j’ai commencé à former, à préparer les formations, vous commencez à respirer, à vraiment penser votre clinique » commente l’un de nos formateurs, une « respiration » que partage une de ses collègues : « Le dialogue avec les participants me fait me poser des questions sur ma propre clinique. Tout l’intérêt des formations est là, elles nous obligent à élaborer, réélaborer, c’est cela qui les rend vivantes. »
Penser la clinique de l’impensable
Les colloques du Centre Primo Levi : « Errances et solitude », « Transmettre et témoigner », « Clinique : éthique et politique », « Langage et violence », « Pudeur et violence », « Entre rêves et cauchemars », « Silences et écoute », les différents titres de nos colloques illustrent leur enjeu : faire dialoguer, discuter, penser autour d’une clinique de l’exil transversale et exigeante. Organisé tous les deux ans, les colloques du Centre Primo Levi ont été pensés comme un lieu d’échange, qui permet de croiser les regards, d’approfondir la réflexion et l’analyse, d’offrir un espace de respiration hors de l’activité courante, entre notre équipe, et des intervenants extérieurs invités à partager leurs savoirs et expériences. « Toute l’équipe participe, témoigne une des psychologues organisatrices de l’édition 2023, il y a un temps de préparation intense qui entraine une dynamique différente entre nous. C’est
un temps d’invitation au dialogue, pas seulement au sein de l’équipe, mais aussi avec l’extérieur, avec les arts, la littérature, le spectacle, etc. Je pense que cela fait vivre les voix des patientes et patients qui n’en ont pas dans l’espace public. Nous travaillons beaucoup avec des situations cliniques, où nous nous faisons l’écho de ce que nous entendons dans nos consultations. C’est une expérience fondamentale. Cela permet de sortir aussi de la solitude que notre métier peut parfois provoquer ».
Un devoir de Mémoire(s)
« N’oubliez pas que cela fut », cette citation de Primo Levi dans le poème liminaire de son livre « Si c’est un homme » figurait sur le premier numéro de notre revue Mémoires en 1997 et montrait son souci de témoigner pour que le pire ne se reproduise pas. Le Centre a voulu, à travers sa revue, se placer dans la lignée du grand témoin, celui des effets de la torture et de la violence politique. « La violence se répète, que ce soit au Rwanda, en Bosnie, en Ukraine. Donc l’idée est de pouvoir continuer à témoigner de ses effets. Il y a, comme l’indique le nom de notre revue, un devoir de mémoire à honorer, car la violence efface la violence » témoigne sa rédactrice en chef. Un devoir de mémoire qui passe par témoigner des effets de la violence politique, partager l’expérience de notre équipe et plus largement offrir un espace de réflexion autour des problématiques liées à la torture et la violence politique, pour, in fine, améliorer la compréhension des effets des traumatismes associés à ce type de violence. « Traumatisme… à la folie », « Quand la violence isole », « Mal de mères – la maternité en exil », « Restaurer l’intime – les violences sexuelles », « Enfance réfugiée – grandir malgré l’épreuve », « D’une langue à l’autre – l’interprétariat au coeur du soin », les différents titres de notre revue montrent, comme pour nos colloques, la complexité et l’étendue de notre clinique. « Nous parlons des effets du psychotraumatisme, or ceux-ci sont très vastes et touchent énormément d’aspects de la vie d’une personne exilée, sociale, intime, affective » poursuit la rédactrice en chef. Il s’agit d’une violence extrêmement massive qui peut happer la personne qui en est la victime et celle qui en est le témoin, d’où cette volonté d’apporter un regard décalé pour toujours retrouver la bonne distance, pour ne pas être trop envahi par l’angoisse. « Nous avons toujours veillé à ne pas donner un contenu brut à nos lectrices et nos lecteurs » conclut-elle. Cet élément est particulièrement vrai pour les professionnels de santé du Centre. « Pour notre équipe, dit la directrice du centre de soins, participer à Mémoires lui permet de prendre de la distance pour mieux travailler, de se dire qu’une réflexion accompagne sa pratique, qu’elle ne navigue pas à vue. Cela créé un sentiment d’appartenance à une pensée, à une analyse ». Un format « revue » qui n’a pas été choisi au hasard car il permet le mouvement des idées. « Très souvent, dit la rédactrice en chef, l’angle proposé pour un article va bouger et s’affiner au fur et à mesure de l’écriture. Mes collègues le réajustent par rapport à leur clinique et par rapport à ce qui pourrait aider d’autres à la comprendre ».
Transmettre à l’international, le devoir de solidarité
République démocratique du Congo, Tchétchénie, Liban et récemment Ukraine, la transmission de notre expérience se propage au-delà de nos frontières : « Les questions restent les mêmes, dit un psychologue de notre équipe qui a participé à plusieurs de ces formations à l’international, notre expérience permet d’”orienter” les positions des professionnels, et c’est cela que nous transmettons. Comment trouver une place, une posture professionnelle par rapport aux suivis des patientes et patients. Ce qui est particulier dans notre clinique, c’est qu’elle n’est pas prise dans les contextes politiques discursifs. Les symptômes sont, par définition, détachés de la réalité. Quand une personne fait un cauchemar à Paris, à Bogotá, à Istanbul ou à Kiev, le mécanisme est le même. C’est pour cela que nous pouvons partager et transmettre un certain type de savoirs, sans déroger à la singularité du cas. » Il y a deux ans, le Centre Primo Levi a démarré un partenariat avec l’hôpital de Lviv en Ukraine. « En travaillant avec l’hôpital de Lviv, indique une de nos psychologues, nous renouons avec notre action à l’international, il est important de manifester notre solidarité avant tout ; ces personnes vivent une réalité très intense. Ensuite, nos collègues ukrainiens sont dans une réelle demande de transmission. Je suis allée là-bas avec mes collègues, nous sommes revenus en ayant beaucoup appris de nos collègues ukrainiens, qui, malgré leurs singularités, forment un vrai groupe. Il y a une vraie intelligence collective. »