Des traces du traumatisme psychique à celles du sujet

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Dans une nouvelle du livre de Sebald, Les Emigrants[1], le narrateur tente de comprendre ce que sont devenues, chez un homme, les traces effacées de sa famille juive lituanienne. Cet homme, sans que l’on sache réellement pourquoi, se suicide. Le narrateur se demande alors comment certaines choses ressurgissent, souvent après un long silence et sans que rien ne puisse le présager. C’est un article de journal, relatant la restitution par un glacier de la dépouille d’un guide de montagne, 70 ans après sa disparition, qui lui fera dire : « alors voilà donc comment ils reviennent, les morts » … « Ils sortent de la glace tel un petit tas d’os polis, une paire de chaussures cloutées. »

Dans cet exemple magnifique de la littérature, la trace tient autant à ces petits éléments polis par le temps qu’au mode insaisissable d’effacement et, tout à la fois, de conservation du passé, notamment traumatique. La trace devient ici ce qui subsiste des origines, toujours susceptible de faire retour.

Je suis M. P… en thérapie depuis plus d’un an. Quand je lui demande s’il a des nouvelles du pays, il me répond d’un ton assez définitif que non. Il dit qu’il a jeté tous les portables qui l’avaient accompagné sur sa route. Il le dit avec un visage qui ne formule aucun regret, qui exprime plutôt un soulagement. Il veut tout oublier, « mettre le plus de distance entre moi et tout cela ». M. P… est comme de nombreux réfugiés que nous recevons au Centre Primo Levi. Il a son histoire et ses traumas sur les talons et s’en défaire est une gageure, si ce n’est dans ces tentatives parfois dérisoires de forcer l’oubli artificiellement. On peut avancer, sans forcer le trait, que ses traumas le suivent à la trace, dans l’angoisse des foules, dans la solitude des cours de français, et même dans ses nuits, le plus souvent nuits sans lune, émaillées de cauchemars.

Mais il semble légitime de dire qu’ici, il n’est alors pas question de trace, ou de leur effacement. On ne peut pas parler également de souvenir, qui impliquerait une certaine forme d’oubli. On est plutôt dans « la réplique », qui, comme pour les séismes, est de la même essence que la première secousse qui replonge dans les affres des tourments d’hier. Une patiente me répétait ces scènes, incoercibles, où, dans son hébergement à Paris, elle entend des pas dans le couloir, se réveille, se rue vers son fils et lui dit : « Ils sont là, ils viennent nous arrêter », son fils lui répondant inlassablement : « Maman, tu es folle, on n’est plus en Iran ». Elle conclura en disant « C’est impossible à faire comprendre comment cette angoisse vous colle à la peau. » Les reviviscences, autant de répétitions et de réapparitions des scènes traumatiques, signent le trauma. La psychiatrie en fait d’ailleurs l’élément pathognomonique, c’est-à-dire que l’on ne retrouve que dans cette affection du traumatisme psychique. Elles représentent moins le trauma qu’elles le présentifient. On semble bien loin de la position commune de « l’homme névrosé ». Ce que le sujet névrosé a toujours dans la vie sur ses talons, ce ne sont pas nécessairement ses traumas, mais son inconscient, le refoulé et ses retours, comme en témoignent actes manqués, mots d’esprit, lapsus, et symptômes. La dimension névrotique dans ces formations est un art de l’escamotage, du semblant, du leurre. Cet art d’effacer les traces du passage du sujet fait défaut au traumatisé. D’autre part, le sujet, en temps normal, ne prend pas au sérieux tout ce qui lui arrive dans la vie. Lacan le formule autrement en disant que « l’inconscient est l’hypothèse que l’on ne rêve pas seulement quand on dort[2] ». Le traumatisé, lui, n’a pas cette chance de s’échapper. Chez lui, parfois, tout fait signe, certitude de l’angoisse, absence de doute que c’est là, toujours là. Il peut être tout à son trauma, incapable de partir sans laisser d’adresse, de se leurrer soi-même. Il ne peut se tromper ou tromper l’Autre.

M. P… a tenté de s’inscrire à nouveau dans l’échange et le commerce social. Mais il n’y avait encore pour lui comme seule réalité que la prison et les pratiques de ses bourreaux et geôliers. Il y est alors retourné sous la forme d’une chambre d’un hôtel parisien du 115. On peut reprendre les mots de Simone Veil après son retour des camps : « À Paris, les rares fois où j’étais invitée quelque part, je me sentais de trop. Je me souviens m’être cachée derrière les rideaux dans les embrasures de fenêtres, pour ne parler à personne. Tout ce que les gens disaient me paraissait irréel. Cette sensation est restée pendant des années. »

Le trauma est tel qu’il peut parfois recouvrir toutes les traces d’une vie passée, au point de se constituer comme nouveau point d’origine : « Je n’ai plus de souvenir de ma vie d’avant. » Le trauma éjecte et oblitère le sujet.

Cette sorte d’expulsion, d’effacement du sujet que produit le trauma est redoublé aujourd’hui par les effets des dispositifs de pouvoir dans lesquels ces personnes sont inscrites et par les régimes de parole qui en découlent.

Michel Foucault nous convie à une réflexion dans son texte « La vie des hommes infâmes[3] » :  il s’intéresse à toutes « ces vies qui ne semblent pouvoir exister ou laisser des traces, énigmatiques, qu’au point de leur contact avec le pouvoir ». Il évoque ces vies « arrachées par le pouvoir à l’ombre où elles auraient pu, voire peut-être toujours dû, rester ». Ce pouvoir, dit-il « qui a guetté ces vies qui les a poursuivies, qui a porté attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme et qui les a marquées d’un coup de griffe ».

Ainsi, une de mes patientes, Mme R., est logée par des habitants de sa communauté. Depuis plus d’un an, elle ne sort pratiquement jamais. Les seuls déplacements qu’elle effectue à l’extérieur sont ceux qu’elle se sent obligée de faire, comme elle le dit : venir au Centre se soigner, aller aux rendez-vous administratifs rencontrer les personnes en charge de sa situation. La seule exception à cette restriction de ses déplacements, étrangement, c’est d’aller déambuler dans un supermarché, non pour acheter, elle ne possède rien, mais pour déambuler.

À l’image de cette patiente, selon les mots de Foucault, il y a des vies où « le point le plus intense est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à leur piège »… Il est même, selon lui, « inutile de leur chercher un autre visage ou de soupçonner en eux une autre grandeur ; ils ne sont plus que ce par quoi on a voulu les accabler, ni plus ni moins. Telle est l’infamie stricte… ».

Comment, dès lors, retrouver des traces du sujet, la possibilité du sujet, de se présenter dans un récit de soi qui ne soit pas indexé sur le seul trauma ou sa condition d’asile.

On sait que retrouver le sujet derrière le trauma ne se travaille pas nécessairement par l’anamnèse. Le trauma retrouve toujours l’impression première, mais jamais le récit des premiers temps, le récit des origines, car le trauma, on l’a compris, c’est l’annihilation subjective. Au moment du vécu de l’événement traumatique le sujet n’y est plus. Finalement, dit autrement, on ne croit pas qu’il suffise, pour n’en plus pâtir, de remonter ponctuellement le cours des deuils dans l’espoir de l’aider à en reprendre historiquement l’initiative.

Pour retrouver les traces du sujet derrière le trauma et le soustraire en même temps aux serres du pouvoir, on peut s’inspirer de la réflexion développée par une anthropologue indienne, Veena Daas, dans Les Voix de l’ordinaire[4]. Elle oriente notre regard, concernant les violences politiques, sur l’extrême fragilité de la « vie ordinaire » face aux désastres et sur la précarité des « formes vitales ». Ces « formes de vie » dont elle parle ne sont pas, pour elle, de simples modes de vie, elle ne les assimile pas à la culture, ce n’est ni un naturalisme mais une forme de régularité de l’expérience de vie qui fait l’étoffe et la texture, la consistance de nos vies. C’est peut-être avec Hannah Arendt que nous en retrouvons une certaine évocation : « nous avons perdu nos maisons et donc la familiarité de nos vies quotidiennes… nous avons perdu notre langue, et donc la naturalité de nos réactions, la simplicité des gestes, l’expression sans affectation de nos sentiments ».

Dans ses déambulations, on pourrait formuler que ce que cherche notre patiente, derrière l’artifice des néons et des couleurs de ce supermarché, ce sont les traces de cette expérience commune de vie qu’elle ne sait encore comment rejoindre. Dans un monde contemporain où les exilés expérimentent toutes formes de contraintes et où on se demande si ce droit à la banalité d’une vie est encore possible, on songe aux mots de Joyce dans Finnegan’s wake : « l’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Finalement, le grand rêve des exilés est peut-être de disparaître enfin comme on dit « des radars de l’Autre », des « radars de l’histoire ».

Retourner à l’expérience commune, à l’anonymat et à la possibilité de n’être qu’un parmi d’autres, retrouver la rythmicité qui organise le quotidien, redevenir un semblable, pouvoir choisir, reconquérir des gestes simples sont des processus de transformation personnelle et sociale, qui sont autant de ressources que traumatismes et violences politiques concourent à profondément abîmer.

Ainsi nous avons marché à rebours de Sebald, de la quête des traces du trauma pour essayer de rejoindre celles du sujet. Comme les artistes décrits par Georges Didi Huberman dans son livre Génie du non-lieu[5], qui tentent de redonner forme à une présence disparue, à ce qui témoigne d’une présence dans la matière elle-même, nous avons essayé de redonner place à ces quelques coordonnées du sujet qui laissent une empreinte dans la parole. S’attacher aux traces du sujet plutôt qu’au trauma, c’est aussi porter une attention particulière aux formes silencieuses de sédimentation et de recomposition des liens sociaux dont l’actualité nous rappelle que ces formes discrètes sont au cœur des processus de destruction contemporains.

Jacky Roptin, psychologue clinicien, psychanalyste


[1] Winfried Georg Sebald, Les Émigrants, Arles, Acte Sud, 1999.

[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXV, Le Temps de conclure (1977-1978), p.5 [en ligne].

[3] Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Cahier du Chemin, Paris, Gallimard, 1977.

[4] Veena Das, Les Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence, Lausanne, Bsn Press, 2021.

[5] Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Paris, Minuit, 2001.