Un être qui peut lire sa trace,
cela suffit à ce qu’il puisse se
réinscrire ailleurs que là d’où il l’a portée.
Jacques Lacan
Certains enfants qui viennent en consultation au Centre Primo Levi ne sont plus capables de se mettre au travail, c’est-à-dire de jouer. La rencontre traumatique a été si radicale que « le sujet cède à la situation [1]», selon les mots de Jacques Lacan. Le verbe « céder » est utilisé de manière très précise. Il ne s’agit pas d’un moment de vacillation ou de fléchissement du sujet : il a véritablement cédé. Cliniquement, ces enfants se présentent dans une incapacité à dessiner, à jouer, à se mouvoir durant la séance. Ils semblent être ailleurs, dans un autre monde ; ce qui est frappant.
Lorsque j’ai commencé à travailler au Centre, il y a vingt ans, je n’avais aucun outil pour travailler avec eux. C’est grâce au psychanalyste britannique Donald Winnicott et à sa méthode du « gribouillage[2] », mauvaise traduction du squiggle game, que j’ai appris à réanimer le désir de ces jeunes enfants à travers le langage des images. L’expérience de la clinique nous apprend que ce qui ne peut pas se dire peut se représenter ; ce qui ne peut pas s’exprimer clairement se montre. Le gribouillage permet au clinicien de créer une relation immédiate et authentique avec l’enfant. Le squiggle renvoie à la notion de jeu au sens de Winnicott, c’est-à-dire à quelque chose qui n’a pas de règles ; ce qui correspond à l’association libre de Freud.
Le principe du squiggle est simple : le thérapeute trace un trait sur une feuille que l’enfant complète en dessin. Ensuite, il forme également un trait et le thérapeute le poursuit. Le jeu continue ainsi à tour de rôle. Le dessin spontané offre une méthode alternative qui permet aux enfants d’exprimer leurs émotions et leurs pensées. Il fait partie des « phénomènes transitionnels », à savoir des états où l’enfant se trouve simultanément seul et en relation avec autrui. Cette pratique peut aider l’enfant à explorer ses états tout en développant sa créativité et son imagination. C’est un moment qui précède la mise au travail du transfert et de la demande.
La thérapie doit être ludique et engageante et le gribouillage rend la séance plus agréable et moins intimidante. En résumé, ce processus de transformation de lignes en images est une méthode thérapeutique qui aide les enfants à exprimer et à symboliser leurs émotions, à développer leur créativité et à renforcer leur relation avec le clinicien. Le dessin sert de support de projection aux fantasmes inconscients, un peu comme un Rorschach ludique à deux.
Il faut toujours un acte à l’entrée[3].
La notion d’acte est souvent utilisée dans le milieu analytique pour parler de la fin d’une cure, mais rarement pour le début. Pourtant, selon Lacan, « l’acte est à portée de chaque entrée dans une psychanalyse[4] ». Ce qu’il faut entendre, c’est que cet acte est celui d’undire, pas d’un faire. Il n’a rien à voir avec l’efficacité d’un faire. Dans ce déploiement de la parole ou dans la relation transférentielle, l’analyste est instrument[5] et non pas sujet ; il est l’objet dans son acte qui sert de pivot à la cure.
L’utilisation du gribouillage est une manière de se positionner devant l’enfant comme un instrument de musique, qu’il peut manier à sa guise pour arriver à ses significations que nous allons déchiffrer ensemble, un peu comme une partition de musique qui ne préexisterait pas à la rencontre. Elle se joue en la jouant. L’analyste ne pense pas au moment de son acte. Il n’introduit aucun signifiant, aucune mélodie personnelle qui représente le patient. C’est donc au patient de revisiter ses propres signifiants, ses propres notes. C’est l’introduction au discours, à la séance. Ce positionnement différencie le pédagogue, qui a quelque chose à apprendre à l’enfant, du clinicien qui n’a rien à lui apprendre, mais qui doit permettre à l’enfant de produire un savoir sur lui.
Les dessins réalisés par les enfants doivent rester au bureau. Ils n’ont pas à être exposés publiquement, car ils n’ont aucun sens une fois sortis de leur contexte. C’est une question éthique. Pour certains enfants, c’est un moment difficile car ils veulent ramener leur production chez eux. Pourtant, le fait de les laisser au bureau peut produire un effet de coupure, de perte. Ce « trou » produit par la création et son effacement permet de mobiliser d’autres images et d’autres signifiants et de sortir ainsi du gel dans lequel s’est trouvé le sujet à l’entrée.
Quand un enfant fait un trait, ce n’est pas sûr qu’il sache que c’est lui qui l’a fait. Il faut qu’il quitte la scène et qu’il revienne pour reconnaître que c’est lui qui l’a fait. Dans mon bureau, il m’arrive de garder dans une boîte les productions des enfants. Quand ils rentrent dans le travail analytique, il est assez frappant de voir qu’ils oublient d’une séance à une autre ce qu’ils ont fait. Comme avec les mots qu’on dit et qu’on oublie. On rentre dans l’association libre dans laquelle aucun mot, aucune image ne vaut plus qu’une autre, sauf quand cela touche à son fantasme en construction.
Que ce soit dans une démarche analytique ou artistique, chaque séance est une nouvelle exploration ; l’artiste, l’enfant inventent comme si c’était pour la première fois. Ils dessinent un trait qui témoigne d’eux-mêmes et de leurs interactions avec l’autre.
On peut reconnaître le trait d’un artiste. Pour les enfants, c’est pareil. Il faut passer par beaucoup de traces pour arriver à un trait. La trace implique un rapport au temps et à l’absence. Elle est ce qui reste d’un acte, d’un passage, d’un événement. Dans la clinique de l’enfant, la trace se manifeste sous de multiples formes : un mot laissé en suspens, une feuille froissée, un jouet déplacé, un silence inhabituel. La trace indique une présence passée, tandis que le trait représente une absence. Le trait atteste de ce qui a été effacé, inscrivant par ce processus l’irréductible de chaque sujet. Et derrière un trait, il y a un sujet.
Enfin, lire la trace engage une éthique du regard. C’est adopter une position qui n’impose pas de sens immédiat, mais qui accueille l’énigme de ce que l’enfant donne à voir. Cela nécessite de suspendre l’interprétation, de rester au plus près du geste, du silence, du pli et du rythme d’une vie.
Armando Cote, psychologue clinicien, psychanalyste
[1] « Si nous pouvons ici la saisir, en quelque sorte d’une façon pure par rapport à cette question, c’est justement dans la mesure où, dans cette confrontation radicale, traumatique, le sujet « cède » à la situation. Mais qu’est-ce que veut dire à ce niveau, à ce moment, ce « cède »?Comment faut-il l’entendre ? Ce n’est ni qu’il vacille ni qu’il fléchisse, vous le savez bien. » Jacques Lacan, 26 juin 1963, consulté en avril 2025 : https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1963.06.23.pdf
[2] Le terme anglais de squiggle est un néologisme de Winnicott difficilement traduisible en français. En effet, en français, le mot « gribouillis » ne correspond pas exactement à l’anglais squiggle, car gribouillis ou gribouillage se dit scribble.
[3] Maud Mannoni, Le Premier Rendez-vous avec le psychanalyste, Paris, coll. « Tel », Gallimard, 1965.
[4] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XV, L’Acte psychanalytique, Paris, Seuil, 2023.
[5] « Le psychanalyste n’est nullement en droit de se poser comme faisant le bilan de l’expérience dont il n’est à proprement parler que le pivot et l’instrument », 20 mars 1968, et « si nous pouvions reconnaître la place que nous y tenons, nous, en tant qu’analystes, non pas en tant “qu’analystes sujets de la connaissance ” mais en tant “ qu’analystes instruments de cette révélation” », 27 mars 1968.