Maxime Decout est professeur de littérature française à la faculté des Lettres de Sorbonne Université. Il a consacré une série de quatre essais aux relations entre les œuvres et leurs lecteurs, publiés dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit : En toute mauvaise foi (2015), Qui a peur de l’imitation ? (2017), Pouvoirs de l’imposture (2018) et Éloge du mauvais lecteur (2021). Spécialiste d’Albert Cohen, de Georges Perec et de Romain Gary, il travaille sur les questions identitaires et mémorielles en littérature, à propos desquelles il a publié trois essais : Albert Cohen : les fictions de la judéité (Classiques-Garnier, 2011), Écrire la judéité (Champ Vallon, 2015) et Faire trace. Les écritures de la Shoah (Corti, 2023).
Quelle est la fonction du témoignage en littérature ?
Afin de cerner les principales fonctions du témoignage en littérature, il convient d’abord de le définir et d’en rappeler quelques spécificités dans le contexte de la Shoah.
Le témoignage consiste en un acte d’écriture par lequel un individu ayant été le témoin d’événements historiques relate son expérience dans le but de la transmettre à autrui. Il s’agit donc d’un discours sur le réel, où le locuteur s’engage à dire avec sincérité ce qu’il a vu ou vécu, à destination d’un tiers qui, de son côté, est invité à prêter foi à ce récit. Dans le contexte littéraire, le témoignage s’oppose donc à la fiction et peut prendre des formes variées (journaux, récits, lettres et même essais). Il tend à devenir une œuvre dès lors qu’il présente un travail sur la langue ou une intention esthétique.
Une part importante de ce que j’appelle les « écritures de la Shoah » est constituée par des témoignages, qu’il s’agisse de témoignages a posteriori, effectués par des survivants qui relatent après coup ce qu’ils ont vécu (comme La Nuit d’Elie Wiesel et Si c’est un homme de Primo Levi) ou par des personnes n’ayant pas survécu mais qui ont écrit pendant les événements. Il faut toutefois souligner que ces témoignages ne portent pas tous sur la Shoah elle-même : beaucoup concernent la déportation et les camps de concentration dans leur ensemble, comme chez Jean Cayrol, Jorge Semprun ou Charlotte Delbo, qui ont été non pas des déportés dits « raciaux » mais « politiques ». Les premiers témoignages littéraires publiés en France sont d’ailleurs ceux de déportés politiques, comme L’Univers concentrationnaire de David Rousset (1946) ou L’Espèce humaine de Robert Antelme (1947). À cette époque, la société et les historiens ne distinguent pas encore clairement ce qui relève du génocide des Juifs et des autres formes de déportation. Ces textes tendent à universaliser l’expérience en décrivant l’univers concentrationnaire dans son ensemble, et en analysant la façon dont il s’en prend à l’espèce humaine tout entière. Ces récits, souvent proches de l’essai, ont participé à l’élaboration d’un canon du témoignage où prévalent la description et l’analyse de la machine concentrationnaire – un modèle auquel les œuvres ultérieures devront se confronter et face auquel elles devront se positionner.
En Italie, Si c’est un homme de Primo Levi paraît en 1947 mais passe relativement inaperçu, avant de rencontrer le succès au moment de la publication de La Trêve en 1963. En France, Elie Wiesel publie La Nuit en 1958, un témoignage d’abord rédigé en yiddish sous le titre Et le monde se taisait. La version française, remaniée et abrégée, est assortie d’une préface de Mauriac qui oriente la lecture vers une dimension chrétienne, estompant quelque peu la spécificité du génocide juif. Dans ce récit, plus encore que chez Rousset, Antelme ou Levi, se dit la faillite des missions imparties à la littérature : éclairer et comprendre l’anéantissement. Avec une grande économie de moyens et une extrême pudeur, La Nuit signale à quel point la pensée a été mise en déroute par la machine concentrationnaire.
Il convient toutefois de noter que la plupart de ces textes ont d’abord été considérés comme des documents historiques à part entière plutôt que comme des œuvres, ce qui a conduit à une occultation de leur dimension littéraire. Cette situation est révélatrice d’une incapacité à les lire à la fois comme documents et comme œuvres, et surtout à vouloir impérativement surmonter cette ambiguïté pourtant constitutive de textes qu’on peut appeler, à la suite de Catherine Coquio, des « œuvres-témoignages ».
Or, dans Faire trace, j’ai choisi de m’intéresser non pas uniquement aux témoignages sur la Shoah mais à ce que j’appelle plus largement « les écritures de la Shoah », c’est-à-dire l’ensemble des œuvres qui, quel que soit le genre ou la forme qu’elles adoptent (témoignage, fiction, poème, théâtre…), gravitent autour de cet événement et sont unies par une lutte commune contre l’effacement programmé par les nazis, lequel visait à faire disparaître jusqu’à la mémoire de leurs crimes. L’extermination des Juifs d’Europe avait en effet pour objectif une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. Les écritures de la Shoah se distinguent dès lors par leur tentative de riposter à cette triple destruction, de faire en sorte que l’effacement ne triomphe pas et que le souvenir des victimes et le déroulement des faits soient transmis aux générations futures. Dans Faire trace, je parle un geste d’archivage de ce qui n’a pas laissé d’empreinte, d’une consignation des disparitions qui ne tente pas de les combler. Mais le témoignage vise aussi à préserver ou restaurer l’humanité des victimes, cette part essentielle qu’on a tenté de supprimer en eux. Il s’agit dès lors aussi de rendre compte de l’individualité de personnes souvent anonymes qui n’ont pas laissé de traces. Si bien que ces témoignages donnent à entendre non seulement la voix des témoins mais aussi celle des disparus. Ils font trace tant des disparus que de l’effacement en lui-même.
En quoi la trace laissée par la littérature diffère-t-elle d’un travail d’historien ?
La littérature et l’histoire partagent, face à la Shoah, la volonté de faire trace, mais elles le font de manière différente. L’historien s’appuie sur des archives, des documents, et cherche à établir une vérité factuelle. La littérature, elle, travaille sur l’absence, le manque, l’impossibilité même de reconstituer ce qui s’est passé. Elle tente, comme je l’explique dans Faire trace, d’« archiver l’inarchivable », de donner à voir la disparition elle-même, comme le font par exemple les « rouleaux sous la cendre » des Sonderkommandos, les poèmes de Władysław Szlengel rédigés dans le ghetto de Varsovie, ou encore, bien après les événements, les œuvres de Perec ou de Modiano. Elle assume dès lors la subjectivité, la pluralité des voix, une part essentielle d’incertitude et d’émotion, et ne cherche pas à combler les vides, mais à les rendre sensibles pour transmettre aussi l’expérience de la perte. La littérature, contrairement à l’histoire, ne tente pas de reconstituer une totalité, mais accepte de travailler sur les ruines, les fragments, la mémoire blessée, et sur la difficulté même de savoir. La trace littéraire n’est donc pas un simple enregistrement objectif des faits comme l’archive historique tend à l’être. Elle est aussi une interprétation, une transformation, une quête personnelle et souvent paradoxale. Elle nous invite de la sorte à des expériences de pensée singulières et à un déplacement de notre regard sur le monde et le passé.
Pour appréhender la Shoah, il est donc indispensable de multiplier les perspectives et de solliciter aussi bien le travail des historiens que les œuvres littéraires. En effet, une seule démarche ne saurait suffire pour saisir toute la complexité d’un événement aussi gigantesque. C’est la diversité et la complémentarité des approches qui permettent de s’approcher de ce qu’a été la Shoah.
Vous avez proposé différentes temporalités dans les témoignages, au moment des événements, juste après les événements et des années après les événements. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est en effet nécessaire de distinguer différentes temporalités qui façonnent l’écriture du témoignage et plus largement les écritures de la Shoah puisque, en fonction des moments d’écriture, l’enjeu des œuvres et le rapport aux traces ont considérablement évolué.
Je distingue d’abord ce que j’appelle des « œuvres survivantes », c’est-à-dire des textes qui ont été écrits pendant que l’extermination était en cours et qui nous sont parvenus malgré la mort de leurs auteurs. Ces œuvres sont le fruit de témoins de la disparition qui étaient eux-mêmes menacés de disparaître. Car dès la guerre, nombreux sont celles et ceux qui prennent la plume pour questionner l’anéantissement, pour faire trace et témoigner de ce qu’ils vivent, comme Hélène Berr en France avec son Journal (publié seulement en 2008), Władysław Szlengel avec les poèmes de Ce que je lisais aux morts, Etty Hillesum avec son journal et ses lettres écrits aux Pays-Bas et au camp de Westerbork, ou les membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau qui ont enterré leurs « manuscrits sous la cendre » près des crématoires. Leur écriture relève d’une urgence vitale : celle de faire trace alors même que tout, autour d’eux, est menacé par l’effacement. Ces auteurs écrivent au cœur de la triple destruction que j’évoquais tout à l’heure – celle d’un peuple, de sa mémoire et des preuves de son extermination. Le geste d’archiver devient alors impérieux. Les textes produits dans ces conditions sont souvent fragmentaires, inachevés, mais ils témoignent d’une compulsion à tout noter, à tout conserver, dans l’espoir que quelque chose subsistera, que les faits ne seront pas entièrement escamotés. Si bien que ces œuvres survivantes sont écrites pour être lues ailleurs et plus tard. Elles s’adressent à un lecteur du futur qu’elles chargent de transmettre leur histoire, malgré la difficulté de trouver une forme adéquate pour dire l’inconcevable.
Dans l’immédiat après-guerre, c’est un sentiment de perte qui domine : ce que j’appelle le « mal d’archive », en reprenant une notion forgée par Derrida dans un autre contexte, naît du déséquilibre entre l’abondance de documents produits par les bourreaux et le déficit d’archives du côté des victimes. Ce sentiment d’un manque attise le désir de documenter, d’interpréter, et oriente les premières réponses vers une démarche que j’appelle l’« essayer-savoir », où il s’agit de comprendre et d’analyser les événements malgré la rareté des traces. Je le définis comme un geste intellectuel et éthique né de la confrontation avec l’anéantissement des faits et la déroute du savoir provoquée par la Shoah. Le terme désigne un effort constant, inachevé, pour construire une connaissance à partir des ruines, dans un contexte où les repères traditionnels de la compréhension ont été bouleversés. Plus qu’un savoir constitué, il s’agit d’une pensée en mouvement, qui s’essaye et s’élabore en interrogeant ses propres limites comme en expérimentant des formes capables de dire ce qui résiste à la verbalisation et la compréhension. Durant cette période, le document devient donc un impératif, une source première, et les témoignages sont principalement lus, je l’ai dit, comme des documents. Ces textes revêtent alors la forme du « récit-essai », comme le montre Catherine Coquio, combinant le récit de l’expérience vécue à l’analyse de la machine exterminatrice.
Mais certains textes ultérieurs, comme ceux de Charlotte Delbo ou de Jean Améry, se détournent de ce modèle et renoncent à tenter de comprendre les événements, suggérant que la connaissance issue de la catastrophe est aussi celle de la destruction du savoir lui-même.
À partir des années 1960, l’intérêt du public se déplace vers la parole des survivants : c’est l’avènement de ce qu’Annette Wieviorka appelle « l’ère du témoin ». De vastes collectes de témoignages voient alors le jour, notamment sous forme audiovisuelle. Mais le mal d’archive ne disparaît pas pour autant ; il se manifeste désormais dans la tendance à transformer la parole vivante en document, au risque de voir le témoignage perdre son individualité et devenir un pur document, archivé en masse.
Dans la période contemporaine, à partir des années 1990, c’est la forme de l’enquête qui s’impose comme un mode privilégié pour mettre au jour des traces non plus collectives mais individuelles. Ces enquêtes sont menées par des personnes n’ayant pas vécu directement les événements, mais qui ressentent la nécessité de s’engager dans une démarche de reconstruction. Elles prennent la forme de biographies incomplètes des disparus et deviennent, par ricochet, des autobiographies de l’enquêteur lui-même, tissant un lien entre sa quête des traces de l’autre et la construction de soi. C’est cette démarche qui est à l’œuvre dans Dora Bruder de Modiano, Les Disparus de Mendelsohn, Lettres d’amour en héritage de Lydia Flem, C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, Sur la scène intérieure de Marcel Cohen ou Gare d’Osnabrück à Jérusalem d’Hélène Cixous. Tous ces textes sont animés par un impératif commun : répondre à l’effacement en reconstituant les faits et les destins individuels des disparus, tout en assumant la difficulté et les limites de leur entreprise.
L’enquête contemporaine se présente ainsi comme une tentative obstinée de renouer avec un récit perdu, en rétablissant les faits effacés, et de restaurer les destins singuliers de ceux que l’histoire collective a anéantis. Pour cela, l’enquêteur collecte avec minutie tous les documents – archives, lettres, registres, photographies mais aussi témoignages ou visites sur les lieux – et il s’efforce de distinguer rigoureusement les faits avérés de ce qu’il est contraint de supposer. Mais au-delà de la connaissance des faits, elle vise aussi et surtout à « faire connaissance » avec les disparus eux-mêmes, à instaurer une forme de rencontre à travers l’écriture. Il ne s’agit certes pas de ressusciter les morts mais de leur redonner une existence, même fragmentaire, et une place dans la mémoire collective.
Qu’entendez-vous par le « travail du savoir » sur l’écrivain ?
Ce que j’appelle « travail du savoir » s’inscrit dans la continuité de l’« essayer-savoir », mais il en approfondit la dynamique en la concevant comme un processus qui agit sur le sujet de façon souterraine et involontaire. Il ne s’agit donc pas de l’activité consciente de celui qui cherche à comprendre, mais d’une élaboration incessante, parfois obsessionnelle, d’un savoir qui ne se laisse jamais totalement appréhender et constituer face à la destruction des traces et à la déroute du savoir provoquées par le génocide. Le savoir, ici, n’est jamais stable ni complet ; il se présente « en miettes », traversé par l’incertitude et la difficulté de nommer, de transmettre, d’expliquer ce qui a été méthodiquement effacé.
Je forge cette notion en regard du concept du « travail du deuil » tel que Freud l’a défini et qui renvoie à un processus psychique visant à accepter la perte et à séparer les morts des vivants. Mais, contrairement au deuil qui tend vers une résolution, le travail du savoir face à la Shoah ne permet pas de « faire son deuil » des disparus ou du savoir perdu. Au contraire, il peut s’enrayer, basculer dans la mélancolie, laissant le sujet hanté par le fantôme d’un savoir disparu, par l’impossibilité de comprendre pleinement ou de transmettre ce qui a été vécu ou détruit.
C’est pourquoi l’essayer-savoir et le travail du savoir sont des efforts qui ne peuvent ni ne doivent prendre fin : ils témoignent d’une fidélité à la perte, d’un refus d’accepter l’oubli ou l’indifférence.
Les premiers récits-essais des survivants, comme ceux de David Rousset, Robert Antelme ou Primo Levi, montrent bien l’importance de ce travail du savoir : leurs textes cherchent certes à documenter, à expliquer, à transmettre, mais ils montrent aussi les limites, voire les échecs, d’une telle entreprise. Ce qui n’empêche pas Rousset, par exemple, dans L’Univers concentrationnaire, d’aspirer à une « science la plus complète des décombres », tandis qu’Antelme dans L’Espèce humaine analyse l’impossibilité de combler la distance entre le langage et son expérience. D’autres œuvres plus tardives, comme celles de Charlotte Delbo ou de Jean Améry, interrogent pour leur part la valeur ou l’utilité même de ce savoir : Delbo parle, dans sa trilogie Auschwitz et après, d’une « connaissance inutile », d’un savoir qui ne peut être transmis ni partagé, tandis qu’Améry évoque dans Par-delà le crime et le châtiment la mélancolie d’un esprit détruit, la ruine du savoir lui-même, et l’impossibilité d’un deuil apaisé.
Ce travail du savoir se poursuit dans les enquêtes contemporaines, comme celles d’Ivan Jablonka ou de Daniel Mendelsohn, où l’effort de reconstitution devient aussi un travail sur soi, une manière de se situer face à l’histoire familiale et collective, tout en mesurant la portée affective et les limites de la connaissance. D’autres textes, comme W ou le souvenir d’enfance de Perec, montrent la difficulté, voire l’impossibilité, d’un essayer-savoir pour les non-témoins, tandis que des œuvres telles que Le Monstre de la mémoire de Yishaï Sarid ou Refus de témoigner de Ruth Klüger dénoncent les dérives d’une mémoire institutionnalisée en « devoir de mémoire ».
Le travail du savoir apparaît donc comme un processus qui a évolué à travers le temps et qui, à la fois volontaire et involontaire, rationnel et affectif, ne vise pas à clore la question du savoir mais à maintenir vivante la tension entre l’exigence de comprendre et la reconnaissance de l’incomplétude d’une telle démarche. Il s’agit d’un effort sans fin, souvent mélancolique, qui refuse à la fois l’oubli et l’illusion d’une connaissance totale, et qui fait de la fidélité à la perte une forme d’éthique de la mémoire. Les écritures de la Shoah, telles que je les analyse dans Faire trace, ne visent donc pas jamais à reconstituer ce qui a disparu, mais à rendre sensible la disparition elle-même, à travailler sur la mémoire, la perte, l’absence, et à inviter le lecteur à se confronter à la crise du savoir, dans une démarche à la fois éthique et esthétique, toujours inquiète, mais essentielle.
Propos recueillis par Marie Daniès