L’Europe, terre d’expulsion

L’accord conclu entre l’Europe et la Turquie le 18 mars dernier prévoit le renvoi en Turquie de toute personne arrivée irrégulièrement en Grèce après le 20 mars. En contrepartie, pour chaque Syrien renvoyé, un autre doit être “réinstallé” dans l’UE depuis le territoire turc, dans la limite maximale de 72 000 places.

Comment les dirigeants de 27 Etats ont-ils pu proposer et accepter un tel marchandage ? Une famille qui a fui l’Erythrée, la Syrie ou tout autre pays politiquement instable, qui a tout quitté pour sauver sa peau, et qui arrive au terme d’un parcours chaotique sur les côtes européennes où elle espère pouvoir enfin poser ses bagages et reprendre une vie aussi normale que possible, peut-elle décemment être renvoyée vers un pays où les droits de l’homme sont bafoués et où les garanties de protection sont encore plus faibles qu’en Europe ? Comment un tel court-circuitage de la procédure d’asile a-t-il pu même être envisagé ?

L’examen préalable des demandes d’asile : une promesse vaine

Pour se conformer au moins en apparence aux conventions internationales, la Grèce s’est engagée avant tout renvoi à examiner au cas par cas les demandes d’asile. Problème : si, depuis l’été 2015, l’Europe toute entière n’arrive pas à suivre le rythme des arrivées et à examiner toutes les demandes dans des délais raisonnables, comment la Grèce à elle seule, prise depuis 2008 dans une crise financière sans précédent, le pourrait-elle ? Athènes a dû s’engager à limiter à 15 jours maximum le délai d’examen des demandes. Or pour les quelque 6 000 réfugiés déjà arrivés depuis le 20 mars, seul un dixième des 2 300 agents attendus là-bas – principalement policiers et experts de l’asile – est actuellement déployé sur les îles, selon la Commission européenne. Résultat, les demandeurs ne bénéficient d’aucune aide juridique et les demandes sont examinées de façon expéditive – lorsqu’elles le sont : ainsi, récemment, le représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés a craint que “13 personnes pour la plupart Afghanes, qui avaient exprimé le souhait de pouvoir demander l’asile, n’aient pas pu être enregistrés à temps” et aient été incluses à leur corps défendant dans la première vague de renvoi qui a eu lieu le 4 avril.

En outre, l’accord ne résout pas le problème des près de 50 000 autres migrants et réfugiés arrivés en Grèce avant le 20 mars et qui y sont bloqués depuis la fermeture de la route des Balkans.

Enfermés pour être renvoyés

Dans ce chaos politique, les tristement fameux « hotspots », initialement conçus comme des dispositifs de « premier accueil » dans les États membres situés en première ligne, puis rapidement appelés « centres d’enregistrement et d’identification », sont devenus de véritables camps de rétention. Dénonçant les conditions indignes qui y règnent, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et Médecins sans frontières ont même décidé de s’en retirer.

Protestations, panique, menaces de suicide : voilà le climat qui règne sur les îles grecques depuis les rixes qui ont provoqué la fuite de 600 personnes, selon les médias, hors du camp de rétention de Vial (sur l’île de Chios) d’où sont censés être coordonnés les départs.

La Turquie n’est pas un pays sûr pour les réfugiés

De cet accord, la Turquie sort gagnante : l’Union européenne lui versera 6 milliards d’euros d’ici fin 2018 pour l’accueil des réfugiés renvoyés sur ses côtes, promet plus de visas pour ses ressortissants et accepte de faire avancer les discussions concernant son adhésion. Et comble des machinations, la Turquie a même été promue par la Grèce au rang de « pays tiers sûr » pour que le renvoi de personnes réfugiées vers ses côtes soit légal. En contrepartie, et pour le principe, le Conseil européen a simplement déclaré attendre de la Turquie « qu’elle respecte les normes les plus élevées qui soient en ce qui concerne la démocratie, l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression ».

Ce que les 27 savent pourtant pertinemment, c’est que l’Etat de droit est loin d’être acquis en Turquie. Concernant les risques encourus spécifiquement par les réfugiés dans ce pays, Amnesty International fait état, dans un communiqué du 1er avril, de nombreuses expulsions forcées vers la Syrie, y compris de personnes en cours de demande d’asile, d’enfants seuls et d’une femme enceinte de huit mois. L’organisation affirme aussi que la Turquie a récemment « ouvert le feu sur certaines personnes ayant tenté de franchir clandestinement la frontière ».

De même, la « pratique administrative n'[y] est pas suffisante pour la protection notamment des Irakiens et des Afghans », a relevé Philippe Leclerc, représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés en France. Rappelons que la Turquie n’a pas ratifié la Convention de Genève et que par conséquent, c’est le HCR qui y examine les demandes de protection internationale et, dans le cas d’un octroi, qui cherche un pays de relocalisation.

En 2015, 76% des « migrants » n’étaient pas des migrants économiques

Aux fondements de cet ignoble accord se trouve, entre autres, la conviction de plus en plus ancrée que la plupart des personnes arrivées illégalement en Europe sont des migrants économiques. Alors que les chiffres pour étayer ou contredire cette hypothèse étaient jusqu’à présents très rares, un rapport de l’Institut national d’études démographiques (Ined) publié ce mercredi 6 avril affirme qu’avec l’évolution progressive des « flux » (en particulier marquée par l’exode syrien massif et par la présence toujours aussi importante des Érythréens et des Afghans), les personnes fuyant la guerre ou les persécutions sont désormais majoritaires. D’après cette étude, la proportion des réfugiés dans la population totale des personnes entrées illégalement en Europe est même passée de 33 % à 76 % au cours des cinq dernières années.

Conclusion

Cet accord infondé, injuste et inefficace, vigoureusement dénoncé par toutes les ONG de défense des droits de l’homme, par le pape François, par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ou encore par le conseiller spécial de l’ONU sur les migrations, est le scandale de trop dans un monde déchiré par les guerres et dans un contexte généralisé de crise de l’accueil et de la solidarité. Les médias évoquent une « crise des réfugiés sans précédent depuis la Seconde Guerre Mondiale », mais se rappellent-ils que c’est précisément pour éviter de revivre le même chaos qu’ont été rédigées les Conventions de Genève ?

Aujourd’hui, l’histoire se répète au détriment de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants nés au mauvais endroit, au mauvais moment. Finalement, les seuls dont cette situation fasse le bonheur et la fortune sont les passeurs, vers lesquels nombre de ces personnes en détresse sont poussées, en Europe comme en Turquie, à cause du renforcement de la sécurité aux frontières et de l’impossibilité de les franchir en toute légalité.

Alors que les débats restent vifs à la Commission européenne, où de nouvelles propositions sont en train d’émerger, espérons que la lucidité et l’humanité viennent rapidement éclairer nos gouvernements et ouvrir la voie à une vraie politique de l’accueil, respectueuse de la dignité de chaque être.