48h pour changer de vie

« Le premier cycle de l’orientation directive des demandeurs d’asile arrivera à échéance fin 2023. […] Ce bilan est favorable. » Voilà la conclusion du rapport présenté par la commission des finances de l’Assemblée nationale en mai 2023. Mise en place en 2021 avec le but de désengorger les structures d’accueil en région parisienne, cette « orientation directive » a toutefois eu des conséquences brutales pour deux de nos patientes et leur famille.

Tout commence fin juin, Mme K. et Mme P. sont hébergées dans un CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) en Ile-de-France. Ces structures n’accueillent en théorie que des demandeurs d’asile mais il existe une tolérance dans certaines d’entre elles pour les personnes réfugiées, et celles qui ont été déboutées de leur demande d’asile. C’est le cas pour Mme K. et Mme P. qui bénéficient, temporairement, d’un accès à l’hébergement. Un dimanche après-midi, elles sont convoquées avec d’autres personnes dans leur situation. Il est expliqué que, sur consigne de la préfecture, un hébergement leur est proposé en dehors de la région parisienne, afin de laisser la place à des demandeurs d’asile. La destination est le Sud-Ouest, Bordeaux. Elles n’ont pas vraiment le choix : elles acceptent cette proposition ou sont exclues du dispositif national d’accueil (DNA)[1]. Nos patientes, devant la soudaineté de la demande, se plient à l’injonction, « elles ont eu 48h pour faire leurs bagages et monter dans le bus », dit Hayate Bibaoui, intervenante sociale au Centre Primo Levi. 48h pour quitter une vie, ses relations, une école ou un collège. Pour la fille d’une de ces femmes, la décision de partir intervient quelques jours avant de se présenter à l’examen du brevet, qu’elle ne passera pas. Cela remet aussi entièrement en question leur parcours de soin entamé dans notre centre. « Oui, c’est une véritable interruption, voire un retour en arrière, dans le soin, dit Jacky Roptin, psychologue du Centre Primo Levi qui suivait une des patientes, nous avions construit un certain nombre de choses ». C’est aussi une interruption dans le suivi juridique : « Nous nous apprêtions à travailler sur une demande de régularisation pour une de nos patientes, dont la demande d’asile avait été rejetée, et qui était en France depuis plusieurs années. Sauf si elle revient à Paris, je ne pourrai pas continuer à la suivre à distance » confirme Aurélia Malhou, juriste au Centre Primo Levi.

L’incertitude domine. Nos patientes quittent leur CADA en bus et sont d’abord amenées dans un « sas » d’hébergement temporaire, un gymnase reconverti, en lisière de Paris, dans lequel elles restent deux jours avec leur famille (dont un enfant en bas âge) et leurs affaires. Au bout de ces deux jours, nouveau départ, cette fois pour Bordeaux, où elles sont de nouveau hébergées dans un « sas », cette fois un ancien collège transformé en structure d’accueil. « D’un coup, nos patientes sont transportées à Bordeaux, où elles sont plus ou moins bien accueillies, dans un ancien collège, avec un fort sentiment d’incertitude quant à l’avenir : ce sentiment d’être tout de suite transportées d’un monde à un autre, du jour au lendemain. C’est un sentiment extrêmement violent, avec cette angoisse de ne pas savoir où elles vont, de ne pas comprendre ce mouvement qui les emmène vers le dehors » poursuit Jacky Rotin.

Tout est à reconstruire

Pour nos patientes, effectivement la violence continue. Une violence présente partout et tout le temps pour les femmes exilées de manière générale. Victimes d’agression sexuelle, mises en prison et torturées pour leurs opinions politiques, la violence est à la base de leur fuite du pays. Avec dans leurs bagages les traumas liés à ces abus, ces femmes entrent alors dans le circuit de la violence du parcours migratoire, sous le contrôle des passeurs et des membres de la police ou de l’armée des pays qu’elles traversent. Violence ensuite aux portes de l’Europe où la brutalité continue. Enfin, violence en France, où même si le cauchemar diminue, la violence non palpable, sociale, économique, psychologique se poursuit. « Le projet de quitter l’Ile-de-France aurait pu être intéressant pour nos patientes, commente Hayate, mais pas dans ces conditions », soulignant ainsi la nécessité d’un accompagnement social et d’un accès continu aux soins pour permettre à ces femmes de dépasser les effets des violences et d’envisager, pour elles et leurs enfants, un processus d’insertion durable dans la société française.

Mme K. et Mme P. vont passer 10 jours dans le « sas » bordelais avant qu’on leur annonce leur destination finale. Ce sera Pau et Agen. 12 jours se seront écoulés depuis leur départ du CADA d’origine en Ile-de-France. A Pau, notre patiente est logée dans un petit appartement, « mais tout est à reconstruire, le soin, le réseau, la scolarité des enfants. C’est un départ à zéro. » décrit Jacky. A Agen, notre autre patiente, avec deux enfants (dont un en bas âge) est envoyée dans un hôtel « low cost » en banlieue, où elle loge dans une chambre. « Elle se retrouve là seule avec ses 2 enfants, dans un hôtel juste équipé d’un micro-onde, poursuit-il. Elle ne peut pas faire à manger et attend qu’une assistante sociale vienne la voir, peut-être pour l’aider à inscrire ses enfants à l’école l’année prochaine. On ne lui dit rien. Elle se retrouve complètement isolée, une nouvelle fois dans l’incertitude. »


[1] Le DNA regroupe les dispositifs d’accueil et d’hébergement dédiés aux personnes demandeuses d’asile et réfugiées.