Projet de loi “immigration”, la position du Centre Primo Levi

A l’approche de l’examen du projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », le Centre Primo Levi alerte sur son impact. Huit mesures du projet toucheront particulièrement les personnes que nous suivons et soutenons.

1. Restriction de l’admission au séjour au titre de la procédure « étranger malade » : La souffrance psychique oubliée

Pour le Centre Primo Levi

Restreindre l’accès au titre de séjour pour soins à l’absence de traitement disponible dans le pays d’origine (et non plus le défaut d’accès effectif aux soins) veut dire renvoyer des personnes dans des pays où elles ne pourront se soigner, ce qui peut avoir pour elles des conséquences d’une grande gravité.

Un traitement médical peut être disponible sans être forcément accessible, de nombreux facteurs peuvent l’expliquer : difficultés d’accès aux soins de nature économique (coût des traitements en l’absence de couverture maladie adéquate), géographique (éloignement des lieux de soins compétents), ou encore liées à des situations de discrimination (orientation sexuelle, appartenance à un groupe social, etc.). Ce passage du défaut d’accès effectif aux soins à leur disponibilité concerne particulièrement les personnes souffrant de pathologies psychiques, les soins psychiatriques ou l’accompagnement psychologique étant très peu nombreux et difficilement accessibles dans les pays d’où elles sont issues. Il n’existe par exemple que six établissements hospitaliers spécialisés dans les soins de santé mentale en République démocratique du Congo (2ème pays d’origine des demandes de titre de séjour pour soins) pour une population de 100 millions de personnes. Restreindre l’accès au titre de séjour pour soins veut aussi potentiellement dire renvoyer vers leurs pays des personnes atteintes de stress post traumatique en lien avec des violences subies sur place.

2. L’accès au marché du travail des personnes en demande d’asile : Une mesure positive mais trop limitée

Pour le Centre Primo Levi

L’accès au marché du travail des demandeuses et demandeurs d’asile est une demande du Centre Primo Levi exprimée depuis longtemps. Cela permettrait un frein à l’isolement social et une autonomie financière, notamment pour les femmes exilées.

Mais

  • Cette possibilité ne s’ouvre que pour les ressortissantes et ressortissants de pays bénéficiant d’un taux de protection internationale élevé, ce qui laisse entendre que la protection internationale n’est pas accordée sur des critères individuels mais relève d’une logique de quota par pays ;
  • Faciliter l’accès à l’emploi pour les personnes exilées doit être accompagné d’un accès à des formations en français adaptées aux obligations familiales, et être en lien avec la formation initiale ou l’emploi exercé dans le pays d’origine ;
  • Cela ne concerne pas les personnes en procédure « Dublin » qui représentent près de 40% des demandeuses et demandeurs d’asile[1]. Sont aussi exclues les personnes faisant l’objet d’une procédure accélérée[2].

3. Création de pôles territoriaux « France asile » : Le risque d’un premier filtrage, précipité, de la demande d’asile

Pour le Centre Primo Levi

Les guichets « France asile » ont pour but de réduire davantage les délais d’instruction de la demande d’asile, diminuant encore le temps nécessaire au cheminement psychologique de la personne exilée pour accepter de livrer son récit, à son parcours de soin et à sa prise en charge juridique ou sociale.

  • Les problèmes d’accès, la complexité de la procédure de demande d’asile, sa dureté, le cheminement psychologique, en font une épreuve difficile pour celles et ceux qui demandent l’asile. Pour motiver sa demande, la personne doit décrire si elle a subi des actes de torture, des actes de persécution, et, pour faire comprendre son besoin de protection, établir qu’elle craint avec raison de subir des persécutions en cas de retour dans son pays d’origine. La honte et la culpabilité peuvent empêcher la demandeuse ou le demandeur d’asile d’en parler, tellement ce qu’elle ou il a subi est humiliant et dégradant ; certains, certaines s’étaient juré de n’en parler à personne. En outre, les effets mêmes des violences subies, le psychotraumatisme qui en découle, produisent des amnésies, une perte des repères spatio-temporels qui rendent difficile la production d’un récit cohérent, chronologique et précis, à contresens des attentes de la procédure administrative.
  • Il faut tout un cheminement psychologique, un temps de remémoration, tout un parcours de soin, de prise en charge juridique ou sociale, comme cela est le cas au Centre Primo Levi, pour permettre à la personne d’élaborer et partager son vécu. Du temps qui n’est parfois pas suffisant, pour que cela soit raconté dans le cadre de la procédure de la demande d’asile. C’est une démarche compliquée dans le sens où il s’agit de relater « simplement » des faits, mais qui ne sont pas sans effets ; celui qui raconte est envahi par la mémoire traumatique et les revit. Cela demande donc un effort considérable de parler des violences subies et encore plus d’apporter suffisamment d’éléments précis pour prouver qu’on en a été victime.

Il est important que l’entretien aux guichets « France asile » ne serve pas de base pour un premier filtrage / profilage dans l’examen des motifs de demande d’asile de la part de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), sous motif d’une volonté de faciliter l’accès du demandeur d’asile à la procédure. L’introduction de la demande à l’oral peut être déstabilisante pour la demandeuse ou le demandeur d’asile surtout si des éléments de récit sont abordés et non préparés. Il est donc nécessaire de créer des conditions du recueil de ce récit sécurisantes et confidentielles avec la présence constante d’interprètes dans toutes les langues sur l’ensemble du territoire. Enfin, il est primordial de garantir l’indépendance de l’OFPRA vis-à-vis des préfectures à tout moment, notamment en permettant que l’entretien avec les personnes exilées ait lieu dans un bâtiment distinct de celui des préfectures.

4. L’automatisation des cas de refus du bénéfice des conditions matérielles d’accueil : L’automatisation de la précarisation des personnes exilées

Pour le Centre Primo Levi

L’automatisation des cas de refus des conditions matérielles d’accueil (CMA) des demandeuses et demandeurs d’asile est synonyme d’automatisation de la précarisation des personnes exilées et en violation du droit européen.

Après l’enregistrement de leur demande d’asile, les personnes exilées se voient proposer par l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) le bénéfice des conditions matérielles d’accueil. Cette allocation, conformément à la directive européenne « Accueil », vise à garantir un niveau de vie digne. Actuellement, l’OFII peut décider de refuser[3], voire de retirer[4] ce bénéfice dans certaines circonstances, au cas par cas. Avec l’article 19 bis du projet de loi, l’OFII sera tenue de refuser ou retirer automatiquement les conditions matérielles d’accueil si les bénéficiaires se trouvent dans une situation prévue par la loi.

Le Conseil d’État avait censuré une partie du régime instauré par la loi Collomb, qui prévoyait de retirer automatiquement le bénéfice des CMA aux personnes qui auraient quitté leur lieu d’hébergement, qui n’auraient pas répondu aux demandes d’information ou qui auraient manqué à leurs obligations vis-à-vis des autorités en charge de l’asile. L’automaticité du retrait a été censuré par le Conseil d’État car contraire au droit européen, qui exige un examen au cas par cas.

L’association Forum Réfugiés estime qu’en 2022 près d’un quart des demandeuses et demandeurs d’asile ne disposent pas des conditions matérielles d’accueil.

5. La mise à l’écart immédiate de leur hébergement des déboutés et déboutées du droit d’asile, sauf en cas de vulnérabilité : Une mesure qui ne prend pas en compte la souffrance psychique

Pour le Centre Primo Levi

L’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) serait responsable de l’appréciation de la vulnérabilité de la personne déboutée. Or la notion de vulnérabilité telle qu’utilisée par l’OFII est restrictive et n’englobe pas la santé mentale au contraire du droit européen.

La vulnérabilité, telle qu’envisagée par l’OFII ne concerne que les vulnérabilités tangibles : handicaps moteurs ou sensoriels, besoins d’assistance, existence d’une grossesse. La santé mentale ne rentre pas en compte dans cette conception, même si la directive européenne, dite « Accueil », demande aux États membres de tenir compte « de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que […] les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle ». Or, le refus d’une demande d’asile est en elle-même une violence administrative dévastatrice pour les personnes qui la vivent, déjà grandement fragilisées par leur parcours.

6. Généralisation des jugements de la CNDA par un magistrat unique : Un véritable recul du droit d’asile

Pour le Centre Primo Levi

Avec la volonté de rendre plus efficace la procédure, de la rendre plus accessible au niveau territorial, le projet de loi fait courir le risque d’un véritable recul pour les personnes qui demandent l’asile en France. Le rejet de la demande d’asile que vivent deux personnes sur trois est l’une des violences administratives les plus dévastatrices, car il est vécu comme un désaveu, une non-reconnaissance des violences subies et met à terre tout espoir de reconstruction.

Les situations jugées de manière collégiale sont toutes extrêmement complexes et exigent donc une expertise et impartialité, notamment la présence d’une personne nommée par le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés). Le critère de « difficulté sérieuse » peut donner lieu à interprétation et n’apporte en conséquence aucune garantie concernant le recours à une formation collégiale. Le Conseil national des barreaux a dénoncé « le démantèlement programmé de la Cour Nationale du droit d’asile telle qu’elle existe à ce jour et alerte sur la généralisation des audiences à juge unique » [5].

La Défenseure des droits estime que le recours au juge unique à la CNDA est un des points les plus inquiétants du projet de loi. Elle considère que cette mesure est susceptible de priver les requérantes et requérants de garanties processuelles fondamentales d’une justice équitable (indépendance et impartialité) et contraire aux garanties accordées en l’application de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’UE. La Défenseure des droits estime qu’un regard collégial est absolument nécessaire pour apprécier les situations dans toute leur complexité et que le recours au juge unique vide de sa substance le délibéré qui constitue un gage d’impartialité de la justice. Le principe doit demeurer la règle, et le juge unique l’exception. Cette mesure est d’autant plus inquiétante qu’elle prévoit la création de chambres territoriales de CNDA, qui pourrait renforcer les atteintes au droit à un recours effectif provoquées par la généralisation du juge unique. Il est vital, selon la Défenseure des droits, que cette territorialisation soit accompagnée de mesures permettant de garantir une présence suffisante d’interprètes, d’avocates, d’avocats et d’associations auprès des chambres territoriales.

7. Diminution du nombre de recours possibles en cas d’OQTF : Le risque d’une justice expéditive

Pour le Centre Primo Levi

La simplification du contentieux des étrangers telle qu’elle est envisagée par la Commission des lois est louable mais pose le risque d’une justice expéditive, moins respectueuse du respect des garanties procédurales et du droit au recours des personnes exilées. La diminution du nombre de recours possibles pour les personnes visées par une OQTF (obligation de quitter le territoire français) aura des conséquences certaines : la non prise en compte des spécificités des situations individuelles et une multitude de situations administratives complexes. Mais la réduction du nombre de procédures de recours ne réduira pas pour autant le nombre de recours. C’est ce qu’estime le Conseil d’Etat : « cette réforme constitue un progrès important […] Le Conseil d’Etat relève cependant que la réforme ne permettra pas, par elle-même, de limiter la part substantielle et croissante du contentieux des étrangers dans l’activité de la juridiction administrative, dès lors que le projet ne simplifie pas, en amont, les dispositifs administratifs applicables en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers ainsi qu’il a été indiqué au point 4 du présent avis. »

8. La levée du secret médical par le juge administratif dans les procédures contentieuses : Une atteinte grave au secret médical

Pour le Centre Primo Levi

Le projet de loi prévoit que, dans la transmission au préfet des observations de son collège de médecins, l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) puisse lever le secret médical, dans le cadre de l’instruction du litige du refus de titre de séjour « étranger malade ». Il s’agit d’une atteinte grave au secret médical, qui s’impose pourtant aux médecins et protège le droit des personnes à ne pas voir divulguées les informations qui concernent leur état de santé.

Plusieurs textes législatifs et réglementaires propres au droit au séjour et à la protection contre l’expulsion des personnes étrangères malades rappellent l’importance de la préservation du secret médical vis-à-vis de l’autorité administrative : l’article L. 425-9 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit que les médecins de l’OFII exercent leur mission « dans le respect des règles de déontologie médicale ». Le respect du secret médical est également rappelé dans les arrêtés du 27 décembre 2016 et du 5 janvier 2017, respectivement relatifs aux conditions d’établissement et de transmission des certificats médicaux par l’OFII et aux orientations générales du Ministère de la Santé pour l’évaluation médicale. Ainsi, alors que le secret médical des personnes en demande d’asile vis-à-vis de l’administration est protégé tout au long de la procédure, il n’y aurait aucun sens à permettre sa levée sur décision du juge au stade du contentieux administratif : cela reviendrait à révéler à l’administration l’entier dossier médical de toute personne faisant l’objet d’un refus de séjour ou d’une décision d’expulsion. La procédure d’évaluation médicale est faite de telle sorte à garantir le respect du secret médical au cours de l’instruction ; il est indispensable de laisser aux personnes concernées le choix de sa levée ou de son maintien lors d’une procédure contentieuse.


[1] Personnes demandant l’asile sur le territoire européen de la France pour lesquelles un autre pays européen se révèle responsable de la demande.

[2] Personnes possédant la nationalité d’un pays considéré comme pays d’origine sûr ou qui demandent le réexamen d’une première demande d’asile après son rejet définitif.

[3]  Dans les cas de refus de l’offre ou de l’orientation régionale, de demandes tardives ou de réexamen.

[4] Dans le cas d’un abandon de la région ou du lieu d’hébergement, d’absence aux convocations des autorités, d’absence de réponse aux demandes d’information de l’OFII, d’informations mensongères sur les revenus, sur la composition familiale ou la demande sous plusieurs identités, de sanctions pour comportement violent ou non-respect du règlement d’un centre d’hébergement.

[5] Certaines dispositions du projet de loi immigration et asile en question – Conseil national des barreaux – Février 2023