Ces migrants pris dans une jungle mentale

Publié dans Libération.

Étendus sur l’herbe, des garçons lézardent au soleil. Autour d’eux, des hommes et une poignée de familles discutent, pêchent dans le lac, fument des cigarettes. C’est une journée habituelle, entre attente et survie, à la réserve naturelle du Puythouck de Grande-Synthe, qui borde la voie rapide et un bois, où quelques centaines de migrants vivotent avant de réussir à passer en Angleterre. Sur le parking, les associations humanitaires s’activent en un ballet bien réglé : ici, une organisation britannique distribue des vêtements, là, un camion permet aux migrants de recharger leur téléphone portable, seul lien avec leurs proches. Plus tard dans l’après-midi, d’autres viendront distribuer des repas. Dans un coin, l’équipe de Médecins du monde (MDM) a installé sa clinique mobile et monté des tables où sont disposés des jeux de société, des crayons, et des livres. Sarad, un Kurde de 27 ans venu de Kirkouk (Irak), a pris place sous l’auvent : «J’étais venu pour me faire soigner la main, mais je suis resté jouer. La vie est dure ici, il n’y a nulle part où se rassembler, on se sent seul.» A ses côtés, Khan, un Afghan de 28 ans, opine : «C’est bien de pouvoir passer du temps ici, à jouer à des jeux. Je ne parle pas assez bien anglais pour raconter ma vie et mes émotions, mais j’aimerais bien.» Créer du lien dans un moment de grande solitude, offrir son oreille : c’est le but de ce programme monté par Médecins du monde, qui a lieu deux jours par semaine dans le coin de Grande-Synthe et Dunkerque et deux jours à Calais. «On n’est pas sur du thérapeutique, de la pathologie, mais sur du psychosocial. L’objectif est de partager un vécu, même a minima. MDM les aide à développer leur capacité de résilience, les accompagne, les écoute… Souvent ça suffit», résume Chloé Lorieux, infirmière en psychiatrie et responsable locale de l’organisation.

Cette première écoute, l’air de rien, au-dessus d’un verre de thé et en montant une tour en Kapla, permet à des migrants en errance, éloignés des dispositifs classiques de soin, d’«éviter le basculement vers des troubles, des problèmes qui deviennent chroniques», explique encore Chloé Lorieux. Si les associations ont d’abord paré au plus urgent, en distribuant des repas, des duvets ou en prodiguant des soins somatiques, «à partir de 2015, les questions de santé mentale, de stress post-traumatique et d’addiction ont pris plus d’importance», observe-t-elle. Indépendamment de leur statut administratif, les migrants peuvent se rendre dans l’une des 430 permanences d’accès aux soins des hôpitaux, lesquelles travaillent avec des centres médico-psychologiques. Encore faut-il qu’ils aient connaissance de ce dispositif.

Reprendre pied

«La santé mentale des exilés est un sujet invisible mais qui est matriciel : il va affecter tout le parcours de la personne, sa capacité à faire valoir ses droits, à s’intégrer», insiste Me Antoine Ricard, président du Centre Primo-Levi, qui soigne les victimes de torture et de violence politique. Dans son rapport l’intégration remis en février, le député LREM Aurélien Taché pointait «l’importance d’un accès effectif à la santé, notamment à travers la prise en charge du stress post-traumatique», mais aucune mention n’en était finalement faite dans le projet de loi asile et immigration. Le ministère de la Santé, en revanche, a demandé aux agences régionales de santé (ARS) d’intégrer la question de l’accès à la santé pour les migrants dans leurs programmes de prévention et de soins pour la période 2018-2022. L’ARS d’Ile-de-France planifie par exemple «d’intégrer la pratique de la détection de la souffrance psychique aux pratiques des professionnels de santé non spécialisés en santé mentale». Mais pour l’heure, la première écoute et le repérage des exilés qui ont besoin d’un suivi plus important repose sur les épaules des associations.

Retour à Grande-Synthe. Tandis que Chloé Lorieux file écouter en privé, à sa demande, un migrant, Reza trie des cartes et apprend un tour à Pascale, une infirmière anesthésiste bénévole. Une dizaine de personnes se rassemblent autour d’eux. «Quand tu montreras ce tour à quelqu’un, tu diras bien que tu l’as appris d’un Iranien !» lance Reza à Pascale, qui observe : «Avant, je voyais les Anglais faire ça, proposer des jeux, je trouvais ça un peu condescendant. Mais en fait ça les détend beaucoup. Là, Reza me montre une compétence, ça le réhumanise. En plus je suis vraiment nulle aux cartes, ça tombe bien !»

Les conditions de vie, extrêmement précaires, dans les «jungles» du Nord ou les campements d’Ile-de-France, n’aident pas les migrants à reprendre pied. En mars, un réfugié soudanais, Karim, est ainsi mort dans la rue, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, victime de souffrances psychiques qui l’avaient entraîné vers l’alcoolisme. «On a des personnes qui ont été exposées à la violence dans leur pays, dont le parcours a fait des témoins d’autres violences, qui, arrivées en Europe, ont été victimes de brutalités par les autorités, la police ou par d’autres exilés. Les destructions de tentes, ça veut dire qu’il n’y a pas de répit, pas d’intimité. Ça maintient les gens dans un état de stress, avec des maltraitances policières relativement fréquentes. Cela engendre des troubles du sommeil, un manque d’énergie, ce qui est une souffrance normale compte tenu de leur situation, détaille Chloé Lorieux. D’autres développent des comportements à risque, des addictions. Souvent l’alcool est une béquille pour des gens qui n’en consommaient pas avant.» Même lorsqu’ils ne sont pas à la rue, comme Mahmoud, un quadragénaire afghan logé dans un hôtel non loin, la douleur peut être forte : «Je ne me repose jamais, je vois tout en noir. Dans mes rêves, j’entends des coups de pistolet, je suis effrayé. Ça n’arrête pas de tourner dans ma tête.»

Si la majorité des personnes qui passent par la clinique mobile présentent une souffrance «importante mais normale», selon l’infirmière, celles aux troubles plus importants sont redirigées vers des dispositifs classiques. Brice Benazouz, coordinateur général chez Médecins du monde, observe : «Il faut faire attention à ne pas ouvrir des portes quand on ne pourra pas faire le suivi. Un syndrome post-traumatique, c’est des années de suivi. On fait de la première écoute : soit c’est bien fait, soit ça peut être contre-productif.»

«Besoins élémentaires»

Une étude du Comité pour la santé des exilés (Comede), publiée en septembre, montrait que 16,6 % des exilés reçus en Ile-de-France ces dix dernières années présentaient des troubles psychiques graves. Le chiffre montait à 23,5 % chez les femmes. Chez les adolescents, le chiffre pourrait être plus élevé : jusqu’à 40 % des mineurs non accompagnés reçus en consultation à Paris sont finalement orientés vers un soutien psychologique, selon le docteur Daniel Bréhier, psychiatre et chef de mission chez MDM.

Dans son bureau de l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), l’ethnologue et psychologue clinicienne Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (lire ci-dessus) reçoit ces patients traumatisés. Dans la Voix de ceux qui crient, elle raconte comment elle travaille avec ses patients, en moyenne pendant deux ans, à la réappropriation de leur histoire. Comment aussi, le processus de demande d’asile est parfois compliqué par les troubles psychiques : «Il n’y en a pas un sur deux qui est capable de passer un entretien comme le voudrait l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), avec une histoire cohérente, où on se repère dans le temps, dans l’espace, où on peut réexpliquer son histoire en lien avec le contexte politique, explique-t-elle. Parfois ils sont tellement happés par la violence qu’ils parlent du sergent X alors qu’il faudrait parler du lieutenant Y, ils ont reconstruit le récit et ils vont vous raconter un truc aberrant, mais pas faux.»

Déjà en 2009, la maîtresse de conférence en sociologie Estelle d’Halluin-Mabillot, chercheure au Centre nantais de sociologie, écrivait dans un article de la revue Hommes & migrations : «La reconnaissance de la souffrance psychique des réfugiés et des demandeurs d’asile se heurte à celle des politiques restrictives en matière d’immigration et d’asile. […] Tout en œuvrant à combler les besoins élémentaires de leur existence, ils doivent, pour obtenir le statut de réfugié, travailler à convaincre les représentants de l’Etat français du bien-fondé de leur demande, raconter en détail leur histoire, exposer la matière intime de leur existence, préciser les menaces, les violences et les souffrances endurées.» Depuis 2013, l’Ofpra sensibilise à ce sujet son personnel, et permet aux exilés suivis par un praticien d’en être accompagné lors de leurs démarches. Il n’empêche, regrette Chloé Lorieux, «avant c’était des gens en bonne santé. Avec le parcours migratoire et les conditions de non-accueil en France, ils repartent plus mal qu’ils ne sont arrivés». Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky abonde : «Au lieu de traiter et préparer une intégration, on en fait des populations vulnérables, qui à un moment vont s’écrouler, et, sans cynisme, ça coûte très cher. Ces personnes auront aussi du mal à travailler, donc elles ne seront pas une “valeur ajoutée” pour la société, les réseaux radicaux c’est là qu’ils iront pêcher. C’est complètement irréaliste de ne pas vouloir réfléchir à cela.»