Le centre dans lequel vous travaillez étant situé à Saint-Denis, un grand nombre de vos patientes sont des femmes immigrées. Cela change-t-il quelque chose dans votre travail et dans vos rapports avec elles ?
En effet, nous sommes habitués à travailler avec les familles issues de l’immigrtion. En 2001, une estimation avait été faite que plus de 58 % de nos patientes n’étaient pas nées en France. Nous sommes donc très familiarisés avec la rencontre de personnes de cultures différentes. Nous avons toujours travaillé avec des interprètes, dans le respect de leurs représentations culturelles, et nous sommes bien sensibilisés aux difficultés inhérentes à ce passage d’une terre à l’autre. Toutefois, nos formations nous viennent de l’ethnopsychiatrie, ce qui constitue, à mon avis, une difficulté pour penser la migration actuelle car cette approche se réfère essentiellement à une migration déjà ancienne (et actuellement minoritaire) de femmes le plus souvent maliennes issues de zones rurales arrivées dans le cadre du regroupement familial.
Ce qui a changé pour nous, c’est l’arrivée depuis plus de 10 ans de femmes venues seules de divers pays d’Afrique subsaharienne suite à des ruptures violentes survenues déjà dans le pays d’origine, que ce soit à cause des guerres, des violences collectives ou en raison de violences intra-communautaires ou familiales. Suite à des ruptures culturelles aussi, mais j’y reviendrai. Évidemment, nous sommes loin de l’image idéalisée du pays d’origine et du migrant qui serait un éternel nostalgique du doux berceau de son enfance ou « protégé par l’enveloppe culturelle ».
Ces patientes nous confrontent à une clinique traumatique qui nous sidère, nous déstabilise car nous ne sommes pas suffisamment formés pour la penser – sans parler de l’absence de supervision . De plus, ce que nous oublions, c’est que le migrant est aussi (et peut être d’abord) un « sujet politique » et son accueil dans le pays d’arrivée se fait toujours sous conditions. Or on ne peut pas dire qu’aujourd’hui, celles-ci leurs soient favorables. Nous avons donc à penser nos approches théoriques et notre prise en charge clinique à l’aune de cette complexité et de ces paradigmes. Nos rapports vont s’en trouver changés car nos lieux vont avoir d’autres fonctions, y compris symboliques, comme celle d’inscription et d’inclusion dans un Nous collectif, avec le partage de nos objets culturels et nos valeurs républicaines qui représentent beaucoup pour eux.
Lors de votre intervention au colloque 2013 du Centre Primo Levi, vous expliquiez que chez beaucoup de ces femmes, la rupture traumatique a eu lieu avant leur départ du pays, contrairement à ce que l’on pourrait penser, parce qu’elles étaient déjà en rupture avec leur culture et en particulier avec la condition que leur imposait la société et que c’est précisément cette raison – au-delà de la guerre – qui les a poussées à s’exiler. Que manifestent ces femmes maintenant qu’elles sont en France, et quelle place parviennent-elles à trouver ?
Effectivement, la rupture n’est pas forcément due aux violences. Pour certaines patientes, elle vient du désir d’occuper une autre place que celle traditionnellement attribuée dans leur communauté d’origine. Les sociétés africaines subissent des mutations ; mais la modernité a un coût quand ces sociétés peinent à offrir des espaces sécurisés pour ceux qui s’y engagent.
Nous rencontrons des femmes qui refusent l’excision, les mariages coutumiers et revendiquent le droit à étudier et à avoir un métier. On pourrait parler de « nouvelles figures du féminin » qui ont du mal à trouver leur place. Pour ces femmes, les attentes envers le pays d’accueil sont énormes – être reconnue, exister comme sujet dans ce dialogue polémique avec leur culture, trouver une place aussi comme sujet social… En somme, c’est un mouvement de subjectivation qui se heurte ici au déni (ou délit) d’existence.
Chez les enfants de patientes ayant fui la violence et la guerre, voyez-vous se répercuter sur eux les traumatismes psychiques du ou des parents ?
Bien que, comme clinicienne du prénatal, je ne m’occupe pas directement des enfants, j’en ai bien sûr des retours par les collègues et par les patientes elles-mêmes. Beaucoup d’enfants premiers-nés semblent payer un prix fort sûrement lié aux vécus traumatiques silenciés par les mères. Nous avons beaucoup de situations d’enfants hyperactifs ou avec des troubles d’acquisition du langage.
Quel rôle avez-vous dans le lien mère-enfant ?
Nous repérons des mères « absentes » à la relation, comme le regard tourné vers l’intérieur, des mères qui peuvent vivre leur bébé comme une persécution. Curieusement, nous voyons aussi des bébés ou tout jeunes enfants très vifs et hyper adaptés, ce qui n’est pas non plus sans nous inquiéter. Notre travail en PMI est de soutenir la mère, de lui donner des espaces pour qu’elle puisse se poser autant de fois que nécessaire, un peu à l’abri de la violence de son quotidien – soutien que la regrettée psychanalyste Claude Boukobza appelait le « holding du holding maternel ». Je pense que tout ce qui permettra de soutenir la mère (et la femme), de réintroduire le père (mis à mal dans la migration) et d’aider chacun d’eux à transmettre son histoire, sera bénéfique pour l’enfant. « Le bébé a besoin de son Histoire », nous disait le psychanalyste Bernard Golse. C’est ce que j’ai essayé de faire dans des groupes de paroles de futures mères ou de jeunes mères.
Vous disiez aussi que les papiers empêchaient l’accueil et la rencontre de se faire parce qu’ils obstruent la pensée des soignants eux-mêmes. Quelles en sont les conséquences sur les patientes ?
Comme je le disais, le migrant est de fait un sujet politique, mais c’est plus préoccupant quand il devient un sujet idéologique avec bien évidemment des conséquences délétères. Mon ami Olivier Douville nous rappelait bien les effets catastrophiques quand « la préfecture de police remplace la faculté dans la tête des soignants ». D’une part, les conditions de sa prise en charge s’en trouvent altérées, mais les discours ambiants (latents ou exprimés) constituent des atteintes narcissiques majeures. Particulièrement ici quand la femme est soupçonnée de « faire des enfants pour les papiers » ou d’être assez « irresponsable » pour persister à donner la vie dans de telles conditions. Beaucoup de ces femmes perçoivent ces discours qui constituent bien sûr une offense et pourraient générer une honte tout à fait transmissible aux générations suivantes : « la honte d’être soi ».
Quels sont vos liens avec le Centre Primo Levi ? Comment travaillez-vous ensemble ?
C’est à partir de ces réalités que nous avons, avec quelques collègues, tissé des liens avec le Centre Primo Levi pour lui adresser des femmes ayant vécu de graves violences (je pense tout particulièrement à des patientes issues du Congo, de Côte d’Ivoire ou du Nigeria) ; mais nous tentons aussi de diffuser les réflexions et l’expérience du Centre Primo Levi au sein de nos équipes. En tout cas, en tant que formatrice, je m’emploie à le faire dans les lieux où je suis invitée.