« La santé mentale, l’autre ligne de front de la guerre en Ukraine »

Entretien disponible sur La Vie

Depuis le 24 février 2022, le service psychiatrie de l’hôpital de Lviv, situé à l’ouest du pays, est sollicité de toutes parts pour soulager militaires et population civile. Ses soignants étaient accueillis début octobre à Paris par le Centre Primo-Levi, dédié à la réparation de ces maux invisibles.

Depuis les premiers mois de l’offensive russe en Ukraine, le Centre Primo-Levi à Paris, en partenariat avec l’université de Yale aux États-Unis, partage son expérience et soutient le service psychiatrie de l’hôpital de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. La troisième session de formation avait lieu à Paris début octobre. L’occasion pour La Vie de rencontrer le chef du service psychiatrie ukrainien, le Dr Oleh Berezyuk, afin de revenir sur les enjeux de la prise en charge des traumatismes psychiques des civils et des militaires causés par la guerre.

Alors que le conflit s’installe dans la durée, comment vont psychologiquement les Ukrainiens ?

La perte de sécurité, d’assurance dans le lendemain, affecte tout d’abord chacun sans distinction, qu’il vive au sud, à l’est, au nord ou à l’ouest du pays. Cela se traduit par de la fatigue, de l’anxiété, des troubles de l’humeur. Certains habitants, notamment ceux de Marioupol, Bakhmout, Kherson, la banlieue de Kiev et Melitopol, doivent aussi faire avec la perte de leurs proches, leur logement, leur travail, leurs voisins et parfois même leur terre natale. Les populations déplacées, y compris celles qui vivent en sécurité en Pologne ou en France, ressentent une profonde détresse. Les blessures physiques influent aussi sur la santé psychique. Le nombre de traumatismes crâniens est important, chez les civils comme chez les militaires. La prise en charge devrait être immédiate, mais la plupart du temps, le mal est invisible et donc non soigné. Or plus les traumatismes physiques sont importants, plus la probabilité de stress post-traumatique augmente.

Comment prenez-vous en charge vos patients ?

Avec des antidépresseurs qui, s’ils ne dépassent pas 30 % des soins psychiques prodigués permettent de limiter l’anxiété et de normaliser le sommeil. Dormir entre minuit et 2h du matin permet au cerveau de produire des hormones qui aident le corps à bien fonctionner et à mieux cicatriser. L’essentiel est ensuite la psychothérapie. Pour les civils, on parle de thérapie de raisonnement, de soutien, accompagnée d’un suivi social. Pour les militaires, il s’agit de thérapie d’exposition in vivo (en conditions réelles) ou dans leur imaginaire (ils répètent l’histoire la plus traumatisante qu’ils ont vécue pour la réécrire cognitivement). Cela peut passer par le dessin. Je pense au cas d’un soldat torturé durant dix mois. D’apparence, il semblait très posé ; et sans le dessin, jamais nous n’aurions deviné l’émotion qu’il avait en lui. À sa première séance, il a littéralement tapé sa craie sur sa feuille à coups de traits rouges.

Quel est l’impact de la guerre sur les violences intrafamiliales ? Je pense au retour du front des maris et des pères ayant servi comme soldats…

L’irritabilité facile, l’agressivité sans raison, la perte de sommeil, les cauchemars, les maux de tête ou encore les flashbacks en journée font partie des principaux troubles qui touchent les soldats. Certains sont victimes de trauma trigger. C’est lorsqu’une expérience vécue, comme le tonnerre, déclenche un souvenir traumatique tels des tirs d’artillerie. Cela peut les conduire à s’isoler. Leur sentiment de justice est aussi exacerbé dans des situations anodines comme le fait d’être doublé en voiture. Tout ça pour vous dire que oui, la guerre influe sur les violences intrafamiliales. J’ai le souvenir d’un militaire, bien sous tout rapport, en congés avec sa petite amie. Lorsqu’il a vu tout le monde vivre normalement alors qu’il rentrait de l’enfer, il est devenu fou. Aujourd’hui il est pris en charge et comprend comment il a changé, pourquoi et quelles sont les raisons de ses réactions. C’est la première étape.

Comment votre service a évolué depuis le début de la guerre ?

Lorsque l’hôpital de Lviv a créé un service psychiatrie en septembre 2021, c’était déjà une petite révolution. 99 % des soins psychosociaux et psychiatriques sont prodigués en Ukraine dans les vieux asiles. Au tout début de l’offensive, je pensais donc pouvoir faire face. Mais très vite, je me suis rendu compte que non. Si la guerre a démarré en 2014, jamais l’afflux de personnes traumatisées n’a été aussi important et la brutalité aussi fortement ressentie qu’aujourd’hui. Je me suis retrouvé à avoir peur qu’un patient me dise qu’il avait été pris en otage sans savoir comment le soulager. Nous sommes allés nous former auprès des praticiens de l’Otan, de l’université de Yale, d’Israël, de Primo-Levi, qui avaient le plus d’expérience dans le traitement du stress post-traumatique. Un protocole de soins pour les personnes qui ont vécu en captivité ou qui ont été torturées a été mis en place. Un centre ambulatoire de traumatologie a également été ouvert en mai 2022. Plus de 1 450 patients y sont passés. Notre équipe a aussi vu ses effectifs rehausser de 5 à 30 personnes.

En Ukraine, il existe toujours des freins sociaux et culturels pour consulter un psychologue. Craignez-vous un retard dans la prise en charge ?

Non seulement les Ukrainiens n’ont pas pour habitude d’aller voir un psychologue, mais surtout dans notre culture, tout reste dans la famille. On a le souci de préserver notre intimité et de ne pas discuter de ce qui s’y passe au-delà de ce cercle. Le prisme soviétique continue en outre de stigmatiser les soins psychiatriques. À l’époque, aller chez un psy relevait de la punition : les opposants politiques étaient envoyés à l’asile. Mais aujourd’hui j’ai confiance. La pratique se normalise chez les trentenaires. La psychologie est devenue une manière de mieux être ; et entre eux, ils jouent les mentors. Lorsque l’un de mes patients, qui a constaté l’intérêt de la thérapie, nous emmène l’un ses amis et lui dit « dis-lui tout, ne cache rien », c’est ma plus belle récompense.

Observez-vous des signes de tension entre ceux qui s’engagent et ceux qui ont fui la guerre ou veulent simplement retrouver leur vie d’avant ?

Une personne qui n’a perdu aucun proche ne comprendra jamais ce que c’est de perdre quelqu’un. La même dissonance émotionnelle existe aujourd’hui entre ceux qui sont restés en Ukraine et ceux qui ont fui, entre ceux qui souffrent et ceux pour qui la vie continue malgré tout. Toutefois, sur le plan cognitif, les individus comprennent l’agressivité d’une personne lorsque cette dernière a souffert. L’important c’est de continuer à se parler, de ne pas avoir peur des paroles ou des actes subconscients. Ce dialogue durera des années et sera sans doute complexe. Il faut à tout prix le maintenir. La santé mentale, les liens sociaux en sont des facteurs clés. Shakespeare dans Macbeth résumait les choses plutôt bien : « Donnez la parole à la douleur : le chagrin qui ne parle pas murmure au cœur gonflé l’injonction de se briser. »

Et votre équipe, comment va-t-elle ?

Culturellement, nous sommes tous ukrainiens. Nous comprenons donc que la guerre qui se joue, c’est aussi celle de notre liberté. Même lorsqu’il y a des moments de fatigue, de désespoir, on tient donc grâce à cette adrénaline. Aucun d’entre eux n’a pour l’instant été mis en arrêt pour stress post-traumatique secondaire. Mais les maladies somatiques, comme attraper la crève, se développent beaucoup. Chaque semaine, l’équipe se réunit deux fois pour extérioriser et discuter des cas compliqués.

La guerre se terminera un jour. Comment préparez-vous l’après ?

La guerre se terminera et nous gagnerons ! Le mot « guerre » aujourd’hui nous mobilise. Une fois qu’elle sera terminée et le sentiment de peur évanoui, il faudra trouver un autre facteur mobilisateur. La situation sera encore plus complexe. C’est pourquoi nous formons le plus de praticiens possibles. Le fait que la Première Dame Olena Zelenska ait pris à bras-le-corps le dossier de la santé mentale, nous donne de bonnes raisons de croire que nous serons entendus. Notre initiative n’est qu’une graine, et nous espérons qu’elle sera semée partout en Ukraine. Mon rêve serait qu’un jour dans chaque hôpital ukrainien, il y ait une unité de santé mentale semblable à la nôtre.

De quoi avez-vous besoin ?

Des armes, bien sûr (il sourit). Et sur le plan de la santé mentale, nous manquons d’effectifs, de ressources financières pour payer les formations et les salaires des praticiens. Nous sommes seulement capables en l’état actuel de soigner la moitié des patients qui nous sollicitent. Or plus tôt seront pris en charge les troubles, plus les probabilités de guérison seront bonnes. Et si nous attendons, les conséquences dix ans plus tard seront beaucoup plus onéreuses.

Cet entretien a été traduit de l’ukrainien par Jeanne Chugunova, interprète de l’association ISM Interprétariat.

Au Centre Primo-Levi, on soigne les traumatismes liés aux violences et à l’exil
Du nom de l’écrivain juif italien, rescapé d’Auschwitz, qui s’était donné pour mission de raconter l’horreur des camps de la mort,le Centre Primo-Levi, installé dans le XIe arrondissement de Paris, soigne les âmes et les corps torturés des personnes passées par les violences et l’exil. La structure, pionnière dans son domaine, a été créée par cinq ONG (Amnesty international, Médecins du monde, Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Juristes sans frontières et Trêve) en 1995, aux lendemains du génocide rwandais et au moment de la guerre des Balkans. Au total, près de 5 000 personnes, demandeuses d’asile, réfugiées ou sans-papiers, sont passées entre ses murs. En 2022, 396 patients de 46 nationalités différentes ont bénéficié du suivi proposé par les médecins, psychologues, assistants sociaux et juristes de l’association.