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Adolescents en errance

Les patients reçus au Centre Primo Levi viennent de pays où la violence, à l’échelle sociale ou non, met en scène des crimes qui portent atteinte aux droits de l’homme. Des pays où la mort que l’homme inflige à l’homme n’est pas inscrite dans la criminalité ordinaire, mais dans une pseudo-légalité. Il s’agit ici de pouvoirs arbitraires qui soutiennent et transforment la tension dynamique entre l’individu et la collectivité, ou entre les groupes, en rapport de force et de terreur, laissant agir les armes, l’abus sexuel, le génocide ou la purification ethnique.

C’est souvent pour échapper à la mort que l’exil s’impose. Par ailleurs, de plus en plus, le parcours d’exil semble redoubler l’expérience traumatique en donnant à ceux qui l’entament un sentiment d’absolue insécurité et étrangeté. Sur ce chemin, nos patients sont souvent confrontés à une menace certainement réelle de non-reconnaissance et, en conséquence, de non-inscription dans la communauté à laquelle la demande de protection s’adresse.

L’adolescence, le mineur non accompagné et la violence.

Que se passe-t-il alors pour un jeune qui, justement au moment de quitter l’enfance pour aller vers la vie adulte, se retrouve pris dans ce contexte social de violence sans limite ?

L’enfant, au passage à l’adolescence, se détourne de ses repères d’identification au sein de la famille pour en trouver d’autres dans un univers social culturel élargi. Ce passage est aussi le moment de l’irruption du pubertaire, où le jeune erre à la recherche d’une bordure aux excitations en excès. La rencontre avec des autres pris dans la violence du chaos pulsionnel d’un système en dérive fait de lui un adolescent en errance. Ainsi, dans notre clinique, à la complexité du passage à l’adolescence, que chacun a à vivre dans la singularité de son histoire, vient se rajouter l’horreur d’une violence sans limite et agie en toute impunité. Autrement dit, là où des enjeux à l’adolescence sont déjà à l’œuvre vers une nouvelle organisation subjective du sujet et l’affirmation de son altérité, non sans conflit, rupture et perte, s’y attache un événement d’extrême violence venant d’une réalité sociale politique.

 Or, ce passage à l’adolescence est, pour le jeune, le moment de lier son désir au fait sexuel resté en latence. C’est toute sa représentation du corps, des objets et du monde, qui va souffrir un remaniement en exigeant des réinventions.

Face au corps sexué, l’adolescent est aussi en quête d’un savoir qui puisse répondre aux questions existentielles comme celles sur son être, son devenir, et sur la vie et la mort. Les images parentales qui, dans un registre imaginaire, assuraient l’enfant ne l’assurent plus.

Or, le jeune qu’on appelle « mineur non accompagné » est un adolescent comme tout autre confronté aux conflits, aux doutes et à la réorganisation de sa subjectivité.  Cependant, lui, à ce moment-là, a fait une mauvaise rencontre. Nous nous trouvons face à ces jeunes envahis par l’horreur, des questions sans réponse et, pour beaucoup, l’écriture devient le seul moyen de faire bordure au débordement du corps et de la pensée.

Notre adolescent, le « MNA », doit s’approprier en même temps l’étrangeté de son propre corps et celui d’un autre exerçant sur lui son emprise, voire sa toute-puissance dans la réalité. L’autre l’envahit, l’abuse, le contraint et le violente d’une façon indifférenciée. Il est réduit à un pur objet de jouissance. L’écart, déjà fragile à l’adolescence, entre ce qu’il pense être, ce qu’il veut être et l’Autre, se défait et c’est le chaos pulsionnel qui l’envahit.

En effet, ces jeunes sont confrontés à toute sorte de transgressions. Ils ont vécu le meurtre des parents, des scènes de viols, quand ils n’étaient pas eux-mêmes objets et/ou acteurs de ces actes. Le pire des cauchemars, que ces fantasmes deviennent réalité.  L’horreur naît du fantasme devenu certitude.  À cela se rajoute l’exil qu’impose une réelle rupture de tous les repères familiaux et sociaux, et des deuils compliqués, voire impossibles.

Est-ce pour cela qu’au lieu de se détourner des images parentales le jeune va les fixer en figures idolâtres et intouchables ? D’autre part, les incertitudes et les doutes laisseront place à la peur et au désarroi. À la question « qui suis-je ? », se dessine souvent une réponse sous la forme d’un être souillé, d’un être qui porte la honte et la culpabilité, mais aussi d’un être différent, en ce qu’il ne peut pas s’identifier aux autres. C’est la fixation à une image dégradante de soi-même. À la place du corps érotisé, c’est le réel de la chair qui fait irruption sur la scène de la psyché.

Le meurtre, le viol, la disparition des familles, les morts sans sépulture, sont autant de questions et de sources d’angoisse chez le jeune « mineur non accompagné ». Ces événements portent atteinte à la trace généalogique. Le repérage de la temporalité se défait et la scène traumatique envahit tout le champ de représentation du sujet, dans un présent délié du passé et du futur. 

Dire que nos patients sont repliés sur eux-mêmes est une façon de parler de l’isolement de ceux qui n’ont plus d’autres à qui s’adresser. Mais aussi, de les retrouver dans une régression ou une fixation à ce moment du traumatisme.

C’est dans une problématique d’effacement de la trace généalogique et d’un fantasme devenu réalité que je rencontre Alice. Envahie par la confusion et des questionnements qui se répètent, Alice est dans la demande de parler.

Elle avait 15 ans quand son père est assassiné en sa présence par des rebelles armés. Par la suite, elle devient objet sexuel du chef de bande, tel un père incestueux. Alice, pour se défendre de son agresseur, finit par le tuer et prend la fuite. En rentrant chez elle, il n’y a plus personne, sa mère, sa petite sœur et son petit frère ont disparu et personne ne peut ou ne veut lui dire ce qui s’est passé.

Alice en exil s’isole, évite tout contact, et même un regard peut susciter chez elle des pulsions agressives, qu’elle a parfois du mal à maîtriser. De ce corps qu’elle ne maîtrise plus, elle dira : « Avant, c’est ma tête qui commandait, aujourd’hui, c’est ce corps que je ne reconnais plus. » Pour supporter les agressions et le viol à répétition, Alice a dû produire un clivage entre son corps et son esprit.

D’une adolescente sûre d’elle, qui savait ce qu’elle voulait, ne reste plus que ce corps souillé. Elle a la nostalgie de celle qu’elle était. Un rêve lui fait penser qu’elle a été enceinte à la suite du viol subi dans le camp et qu’elle a perdu l’enfant. Elle ne cesse de dire sa tristesse. Sa vie n’a plus aucun sens, elle se sent différente des autres et n’a sa place nulle part. La culpabilité la tourmente.

Alice n’en finit pas de se questionner. Elle s’efforce de croire aux études, peut-être comme seule perspective possible. Les hommes la dégoûtent et elle s’interroge sur sa sexualité en se demandant si elle est devenue homosexuelle. Cependant, dit-elle, « je ne supporte pas non plus les femmes ».  De toute façon, dit-elle encore, « je suis déjà morte, mais j’espère vivre assez longtemps pour pouvoir un jour rencontrer quelqu’un pour pleurer ma mort ».

Dans la solitude et malgré le traumatisme et les impossibilités qui s’imposent, Alice est dans la parole et dans l’élaboration. Elle a souvent une perception très juste de ce qui se passe autour d’elle.

Cependant, à un certain moment du transfert, Alice est dans le passage à l’acte. Elle s’enferme et ne mange plus. Par la suite, comme dans un débordement, elle fait des révélations troublantes, fantasmées ou pas, qu’elle laisse entendre en dehors de l’espace thérapeutique, provoquant l’inquiétude de ceux qui sont responsables d’elle. C’est après ces passages à l’acte qu’elle parlera en séance du meurtre qu’elle a commis sur son bourreau. Elle n’avait jamais osé en parler à personne, par crainte du jugement, par crainte qu’on sache ce qu’elle est à l’intérieur. Elle dira encore : « Il n’y a personne pour juger ce qu’ils m’ont fait, alors je ne peux que me juger moi-même et je me condamne. »

Depuis, les débordements et les passages à l’acte ont cessé, mais Alice éprouve la solitude de ceux qui ne se sentent plus arrimés à rien. Elle vit au jour le jour. Dans une période de dérive, elle reviendra sur la mort de son père en se demandant pourquoi elle n’est pas morte avec lui. L’idée, que le corps de son père ait pu être laissé à l’abandon et à putréfier au milieu des champs perdus est insupportable. Et elle le dira ainsi : « C’est comme s’il n’avait pas existé, plus de trace de lui. Même mon nom ne veut plus rien dire, il n’a plus de résonance, plus de sens pour personne. » Alice manifeste, dans ce dire, la crainte de l’effacement du nom comme trace de son inscription généalogique, crainte qu’elle réaffirme en se demandant : « Comment faire des projets quand on n’a pas de commencement ? »

En conclusion, le travail avec ces jeunes ayant vécu un traumatisme associé aux événements politiques ne requiert pas d’aller interpréter la détresse, le symptôme à la lumière de conflits inconscients ou à la lumière de l’infantile. D’autant plus que ces jeunes ont tendance à idolâtrer les parents réellement perdus. Il s’agit d’une construction défensive, que nous ne devons pas toucher trop vite, tout en permettant au jeune d’associer et de déployer les effets du traumatisme. Cela produit une situation paradoxale. En effet, en l’accueillant sans toucher ses défenses, nous risquons de le laisser s’installer dans un clivage, et, comme me disait un jeune : « Il ne faut pas mélanger l’eau et le vin, c’est imbuvable », en parlant du présent et du passé. Pour lui, il n’y a que le présent.

Il me semble que nous devons garder à l’esprit les enjeux de la problématique pubertaire, tout en sollicitant une parole qui puisse redonner circulation aux effets de fixation et de régression associés au trauma. Et aussi, solliciter une parole qui donne la possibilité de remémorer le passé dans le présent, pour que leur histoire ne cesse de s’écrire dans l’avenir. Mais encore, les conduire à relier à nouveau le désir au sexuel tout en reprenant le voile du fantasme déchiré par le trauma.

Helena D’Elia, psychologue clinicienne