« Il y a dix jours, se rappelle notre responsable de l’accueil, l’école maternelle du cadet nous appelle et nous dit qu’il ne vient plus depuis dix jours, ils savent que l’ainé ne va plus au collège. Ils n’arrivent pas à joindre leur mère : est-ce que vous avez des nouvelles ? ». Une mère et ses deux enfants de 5 ans et 11 ans, suivis au Centre Primo Levi, ont en effet quitté la France. Cette situation est une première pour notre équipe. La cause de ce départ précipité : la volonté de se rapprocher du père de famille habitant dans un autre pays européen mais surtout la précarité et la faim, dans un contexte social très critique pour les personnes exilées en France.
Pour cette patiente, la situation était devenue intenable. D’origine ivoirienne, elle a été déboutée de sa demande d’asile et a donc dû quitter le Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) qui l’hébergeait, comme l’impose la loi. Elle emménage alors avec ses enfants dans une chambre d’hôtel mise à disposition par le 115, dans une ville des Yvelines, tout en étant officiellement domiciliée dans un autre département et ses enfants scolarisés dans un troisième département. Un éparpillement administratif habituel pour un grand nombre de nos patientes et patients. Sans ressources après le rejet de sa demande d’asile, elle survit en faisant des ménages mais faute de titre de séjour régulier, elle est contrainte d’arrêter. Les conditions de son hébergement sont désastreuses, la chambre dans laquelle ils dorment à trois est envahie de cafards. La famille, dont le père est absent, survit grâce aux banques alimentaires et aux chèques service que le Centre Primo Levi lui fournit.
Rapidement, la mère ne peut plus payer la demi-pension pour ses enfants, même le tarif le plus bas que nos assistantes sociales tentent d’obtenir pour elle est hors de portée financière. Un jour, son fils ainé, pendant une consultation, avoue au psychologue qui le suit ne pas manger à midi. Il a choisi de de se priver de repas pour ne pas alourdir la charge financière de la famille. Il avoue aussi ne manger que du riz lorsqu’il rentre chez lui. Il faut savoir que, dans les hôtels où logent les familles de personnes déboutées du droit d’asile, il est interdit de cuisiner. Des colis repas leur sont livrés mais ils ne correspondent pas à leurs habitudes alimentaires et sont peu variés. Alors ces familles utilisent parfois un stratagème invraisemblable : elles reviennent dans leur ancien centre d’accueil, y cuisinent et ramènent les repas préparés dans leur hôtel, pour la semaine.
Un sentiment de gâchis
La situation de cette famille n’est malheureusement pas un cas isolé, comme cette petite fille qui se présente en consultation le ventre vide ou ce patient qui dit boire du thé le soir pour couper sa faim. Aujourd’hui les séances avec nos psychologues débutent de plus en plus par la question : est-ce que vous avez mangé aujourd’hui ? De l’avis de notre équipe, jamais la précarité de nos patientes et patients n’avait été aussi intense, avec des conséquences lourdes sur l’accompagnement et un sentiment de gâchis. Dans le cas de la famille citée plus haut, le fils ainé était suivi depuis 4 ans, la mère venait juste de l’être. La question alimentaire a toujours été présente dans notre centre, régulièrement des patientes et des patients déclarent avoir faim. Mais auparavant, ces situations d’urgence, en attendant un accompagnement ou l’ouverture de droits, pouvaient être atténuées par l’accès aux banques alimentaires ou aux épiceries solidaires. Or ces espaces ont de moins en moins de moyens. La crise sanitaire et l’inflation ont fait exploser le recours aux banques alimentaires, elles-mêmes confrontées à la hausse du coût des denrées et à la baisse des dons. En quatre années, depuis 2020, le nombre de bénéficiaires a augmenté de 35%. Parmi ceux-ci une très forte proportion de personnes immigrées, révèle l’INSEE.
Un rapport rédigé en 2023 par neuf associations décrit le manque de ressources alarmant des personnes qu’elles prennent en charge à Paris, avec comme conséquence la difficulté pour se nourrir, plus de 60% d’entre elles font appel aux dispositifs d’aide alimentaire. Et la faim, elles sont 54% en situation de « faim modérée à sévère ». Le rapport pointe notamment comme cause le manque d’« autonomie alimentaire » dans les structures d’hébergement publiques qui ont recours à l’aide alimentaire, avec des personnes qui, comme nos patientes et patients, peuvent ne manger qu’une fois par jour, et qui utilisent les mêmes stratagèmes pour pouvoir faire la cuisine, malgré l’interdiction ou l’absence d’équipement.
Même les personnes réfugiées dont la souffrance a été officiellement reconnue, connaissent des situations de détresse aiguës. Sur Paris, la moitié des bénéficiaires de la protection internationale se nourrissent grâce aux distributions alimentaires. Très souvent les coupures de droits en sont responsables, par exemple suite à un déménagement dans un autre département. Dans d’autres cas, l’ouverture des droits est trop lente, comme lors d’un retard dans la délivrance des documents d’état-civil par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), qui prend en moyenne 14 mois au lieu de 3 mois. Ces périodes de no man’s land administratif peuvent durer des mois, et faire (re)plonger dans la précarité. Cette situation n’est pas nouvelle mais là aussi le filet de sécurité que pouvait apporter les banques alimentaires s’est percé.
La faim force maintenant la porte de nos salles de consultation et ébranle notre accompagnement des personnes exilées victimes de torture et de violence politique. Sans une adaptation des moyens de la politique d’accueil, qui, malgré des avancées, restent largement dégradées et inadaptées aux besoins, il est à craindre que notre action devienne impraticable. Lorsque nous apprenons que 114 millions d’euros de crédits ont été supprimés en 2024 pour la mission « Immigration, asile et intégration », notre inquiétude est encore plus forte.