Dans leur pays d’origine, elles étaient sociologues, assistantes juridique, sportives, managers, couturières, directrices marketing, artistes, étudiantes, géomètres, enseignantes, coiffeuses, orthopédistes, journalistes, navigatrices, horlogères, bagagistes, commerçantes.
Le profil des femmes qui s’exilent est très divers, autant que les raisons qui les poussent à quitter leur pays. Certaines vont effectivement fuir une répression politique en raison de leurs idées, d’autres viennent de telle ou telle famille incriminée par l’État, ou sont, de manière indirecte, visées à travers les activités politiques d’un membre de leur famille. Il peut aussi s’agir simplement d’une mauvaise rencontre, dont la tournure devient politique. Certaines dénoncent des injustices, des affaires de corruption qui se politisent, d’autres vont fuir un mariage forcé, une menace de mutilation féminine, des violences conjugales, des violences directement liées à leur genre comme en Iran ou en Afghanistan. L’exil des femmes n’est pas très différent de celui des hommes. De manière générale, il n’y a pas de stratégie construite, elles partent quand la situation dans leur pays devient intenable. La décision est extrêmement difficile à prendre, elles savent que la violence sera au rendez-vous. L’exil, et cela quelle qu’en soit la cause, n’est pas seulement l’autre nom du refuge, du déracinement géographique. La perte y est au premier plan, d’abord celle du pays natal, mais aussi celle de la sécurité, la famille, la culture, la langue, la profession, les rêves et de la maîtrise de son propre destin. Dans la file active du Centre Primo Levi, certaines femmes viennent seules, certaines sont accompagnées de leurs enfants, certaines viennent avec leur famille. Ce sont parfois des citadines éduquées, parfois des femmes en provenance de classes moyennes rurales. Leur point commun est d’avoir des ressources psychologiques importantes, mais aussi économiques et sociales. Pouvoir et arriver jusqu’en Europe nécessite une énorme volonté. L’exil n’est pas donné à tout le monde.
Mme N. est iranienne, enseignante, elle est mariée et a deux enfants. En 2009, après les élections, elle participe à des manifestations, comme nombre de ses compatriotes. Elle est arrêtée par la police avec d’autres manifestants. Pendant plusieurs jours, elle est maintenue en détention, arbitrairement. Au cours de cet emprisonnement, elle est torturée, frappée, violée. Elle finit par réussir à quitter l’Iran avec sa famille.
Ekaterina est géorgienne, ingénieure, comme son mari. En 2007, ils montent une entreprise de fabrication de tissu et en gèrent l’activité. L’entreprise fonctionne bien, mais, en 2008, débute en Ossétie du Sud le conflit entre l’armée géorgienne et les séparatistes liés à la Russie. S’ensuit une période de crise économique grave dans la région. L’entreprise d’Ekaterina est contrainte à la fermeture. À ce moment, des hommes armés kidnappent le mari d’Ekaterina et demandent une rançon pour sa libération. Si l’entreprise a fermé, ils savent que les machines qui servaient à fabriquer le tissu représentent de la valeur. Ekaterina subit à son tour des pressions, elle est torturée. Elle se met en quête de l’argent, mais, au moment de le remettre aux ravisseurs, c’est trop tard. Elle apprend que son mari est mort en captivité. Elle se retrouve seule, sans ressources, les menaces continuent. Elle est forcée de quitter le pays.
Un continuum de violence
Qu’elles soient victimes d’agressions sexuelles, mises en prison et torturées pour des opinions politiques, la violence est à la base de leur fuite du pays. Avec, dans leurs bagages, les traumas liés à ces abus, ces femmes entrent alors dans un autre circuit de violence, sous le contrôle des passeurs et des membres de la police ou de l’armée des pays qu’elles traversent.
Une psychologue du Centre Primo Levi met en avant le fait que ces femmes vont trouver sur le chemin de l’exil des violences, pressions, menaces, pires que celles qu’elles ont fuies. Le parcours les rend vulnérables, à la merci souvent d’un ou plusieurs hommes, qui va leur permettre financièrement et socialement de passer les obstacles de l’exil. Le trajet vers la Libye ou l’Égypte depuis l’Afrique de l’Ouest, ainsi que l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, demeure parmi les plus dangereux du monde. Ces routes migratoires sont aujourd’hui empruntées par la majorité des patientes du Centre.
Les risques sont multiples et permanents durant tout le trajet. Sur toute la longueur de l’Afrique du Nord, les réfugiées et les migrantes ne peuvent généralement compter que sur des passeurs pour traverser le désert. Certaines sont gardées captives pendant l’intégralité de leur temps de présence en Libye, parfois deux ans ou davantage… À ce contexte de violence absolue s’ajoute, dans ces pays, un contexte social de racisme et de xénophobie qui vise les étrangers originaires d’Afrique subsaharienne. De nombreuses personnes perdent la vie en chemin. Mais les conséquences sont aussi non visibles et sévères. Nombreuses sont les femmes qui vont souffrir de troubles de stress post-traumatique, accompagnés de flashbacks, de cauchemars, de dépressions sévères.
Arrivées en France, la violence physique diminue, mais la violence non palpable, sociale, économique, psychologique, se poursuit : précarité, insécurité, mal-être, accès aux soins limité, chantage sexuel, éducation et scolarité des enfants, accueil et hébergement en nombre insuffisant et inadaptés, suspicion, parcours administratif kafkaïen, isolement important, difficultés de transport, barrière de la langue et harcèlement policier.
Toutes-tous victimes de violence sexuelle
Si l’exil veut dire la perte du pays natal, de la sécurité, de la famille, il veut maintenant dire violence et plus spécifiquement violence sexuelle. Dans la file active du Centre Primo Levi, la quasi-totalité des femmes que nous recevons ont subi des violences sexuelles, soit dans leur pays d’origine, soit sur le chemin de l’exil. Une réalité partagée par les acteurs associatifs ou institutionnels de l’exil en France. Ces violences sont tellement systématisées et répétitives qu’elles en finissent par être comme banalisées ou considérées comme non répréhensibles par les patientes que nous recevons. Arrivées dans le Centre, ce sont des « corps errants » comme le dit un de nos médecins, faisant écho à l’expression d’une patiente : « Je ne suis que viol ». Le passage par la Libye, le Maroc ou la Grèce sont des lieux où s’exerce systématiquement la violence sexuelle dont les passeurs et les membres des forces de sécurité ou de la police sont les principaux responsables. Les grossesses subies sont nombreuses.
Les hommes ne sont pas épargnés par la violence sexuelle. Ils en sont victimes ou témoins aussi de manière fréquente. Mais cette violence reste cachée, les témoignages sont rares, la parole ne se libère pas, surtout chez des hommes en provenance de sociétés patriarcales où les figures masculines sont dominantes dans la sphère publique. La question reste taboue et les statistiques difficiles à obtenir.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés atteste néanmoins de « la poursuite de violences sexuelles et sexistes généralisées à de multiples étapes de cette route [de l’exil], que ce soit au moment de quitter le pays d’origine ou en de nombreux points du périple, les femmes et les filles étant concernées au même titre que les hommes et les garçons »
Cet article est issu du rapport “Femmes exilées, une violence continue”, consultable ici.