Tribune – « L’évaluation des dossiers médicaux des étrangers malades doit revenir au ministère de la santé »

Dans le contexte électoral actuel, la question migratoire fait l’objet de manipulations, de peurs et de fantasmes. On ne saurait être trop prudent sur la lecture des faits et l’interprétation des chiffres.

En décembre 2021, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) publiait son rapport 2020 sur les demandes de titres de séjour pour soins des étrangers malades. Le taux d’accord global est égal aux deux tiers des demandes.

Ce taux est cependant à interpréter en fonction de la part de premières demandes et de renouvellements, ces derniers étant les plus nombreux : le nombre de premières demandes continue de chuter. Quant aux demandes de séjours pour soins psychiatriques, elles sont passées du premier rang en 2017, au quatrième rang en 2020. Alors que plus de 8 000 demandes étaient comptabilisées en 2017 avec 73,5 % de refus, leur nombre était tombé à 4 144 en 2020, avec 64,7 % de refus.

Pourquoi une telle baisse, quand le nombre d’arrivants de pays en guerre ou à la suite de violences extrêmes demeure élevé ? En 2020 selon l’OFII, les états de stress post-traumatique (ESPT) représentent 31,7 % des demandes pour soins de troubles psychiatriques. Or seul un quart des avis des médecins de l’OFII y sont favorables. Ainsi, ces demandes sont bien moins entendues que celles pour les autres maladies.

Obstacles juridiques et pratiques

La loi asile et immigration du 10 septembre 2018 impose que les migrants primo-arrivants qui déposent une demande d’asile fassent conjointement la demande de séjour pour soins s’ils sont malades. Or, la durée de présence moyenne sur le territoire national lors du dépôt de la première demande de séjour pour motif d’ESPT est de plusieurs années, et cette dernière est souvent le fait de personnes déboutées.

Contrairement à ce que soupçonne l’OFII, cette durée ne témoigne pas des manœuvres dont seraient capables les demandeurs d’asile pour tenter d’obtenir un titre de séjour, mais bien du fait que les primo-arrivants ne peuvent préciser leurs troubles que très longtemps après leur arrivée. Les dossiers doivent être motivés par des médecins, or l’accès aux soins est entravé par la multiplication des obstacles juridiques et pratiques – difficulté d’accès à l’aide médicale d’Etat (AME), dématérialisation des procédures, etc. –, aggravés par la crise sanitaire.

Y voir des tentatives de « fraude » traduit une erreur de raisonnement et de psychologie humaine. Toute personne travaillant auprès d’exilés partage ce constat : le rejet par l’administration de l’asile constitue une violence ; le rejet de demande pour soins représente une nouvelle violence, psychologiquement ravageuse, car elle est comprise par les exilés comme un refus d’entendre leur détresse et leur souffrance psychique.

Paradoxe

Le rapport de 2020 fait état d’un étrange paradoxe : après avoir concédé que l’ESPT arrive « largement en tête (…) des demandes de dossiers » psychiatriques, ce « qui se conçoit aisément au regard [des] circonstances de survenue alléguées par les patients », le même rapport s’étonne « des incohérences dans le parcours patient de ces personnes ». Comment imaginer qu’un étranger souffrant d’ESPT, en situation précaire, souvent allophone, ait un parcours de soins régulier ?
L’OFII ne donne pas d’explication sur la baisse des dossiers psychiatriques et pour psycho-traumatisme. Nous proposons une hypothèse qui, si elle se vérifie, serait un biais tragique : l’autocensure des patients et des cliniciens, qui hésitent désormais à risquer une procédure d’une extrême violence psychique.

Deux critères motivent les rejets de l’OFII : la non « exceptionnelle gravité du trouble » et la possibilité de se faire soigner dans le pays d’origine. A ce titre, l’OFII propose de considérer l’excellence des thérapies locales et des thérapies cognitives brèves existant dans les pays d’origine, où les demandeurs pourraient trouver les soins adéquats.

Cynisme ou méconnaissance clinique

Indépendamment d’un jugement sur la nature de ces soins, il est difficile d’imaginer des prises en charge sur les lieux où ont été perpétrés les tortures, les viols, les emprisonnements, etc. Et encore plus de privilégier, comme le propose l’OFII, des « thérapies comportementales par réexposition au traumatisme », qui réactivent le vécu traumatique du patient pour le traiter. En suggérant un retour aux soins locaux et un recours à de telles thérapies, l’OFII fait preuve de cynisme ou de méconnaissance clinique totale.

Rétablissons quelques vérités afin de limiter les arguments hypocrites :

– Il n’y a pas de santé psychique sans toit ni titre de séjour. Comment imaginer laisser à la rue des personnes, souvent allophones, en détresse psychique grave, sans leur donner les moyens d’améliorer leur condition ?

– Les traumatismes complexes, issus de violences répétées et intentionnelles, ne se soignent pas vite et bien avec des thérapies cognitives brèves ou des médicaments. A l’occasion de la tragédie du Bataclan, les nombreux témoignages de patients et de soignants prouvent que, pour certains, le chemin d’apaisement se compte en années.

– La mission des médecins de l’OFII ne semble plus être d’évaluer le meilleur pour la personne, mais de trouver des failles dans le dossier médical, en occultant la clinique.

Que cesse la suspicion
Nous demandons :

– que soient justement considérées l’existence et la gravité d’un psycho-trauma pour des patients exilés, ainsi que la nécessité d’une durée longue et renouvelable des soins nécessaires à s’apaiser et à réduire le risque de retraumatisation, évident en cas de retour imposé ;

– que la suspicion envers les soignants qui prennent en charge les exilés en santé mentale cesse et que l’intérêt supérieur du patient soit la priorité ;

– que l’évaluation des dossiers médicaux des étrangers malades revienne au ministère de la santé, comme avant la loi sur le droit des étrangers de mars 2016 qui a transféré l’évaluation des demandes de séjour pour soins des médecins des agences régionales de santé à ceux de l’OFII ;

– que les critères d’évaluation des demandes soient cliniques et cessent d’être manipulés par des intérêts politiciens de « lutte contre l’immigration ».


Liste des signataires : François Journet, psychiatre ; Claire Mestre, psychiatre, anthropologue, présidente de l’association Ethnotopies ; Francis Remark, psychiatre ; Antoine Ricard, avocat, président du Centre Primo-Levi ; Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue, psychologue, Institut Convergences Migrations, hôpital Avicenne (Bobigny, Seine-Saint-Denis) ; Brigitte Trégouet, médecin ; Arnaud Veïsse, médecin, directeur général du Comité pour la santé des exilés (Comede). Tous les signataires sont membres du collectif Dasem-psy (Droit au séjour des étrangers malades psy).

Publié dans Le Monde – 03 mars 2022.