Quatre membres de notre équipe étaient à Varsovie en novembre dernier pour former les soignants du service de psychiatrie de l’hôpital de Lviv. Il s’agissait de la 3ème session de formation, alors que la guerre rentrait dans son 1000ème jour. Entretien avec Armando Cote, psychologue clinicien au Centre Primo Levi.
Tu viens de revenir de Varsovie où tu as formé, avec trois autres collègues du Centre Primo Levi, l’équipe du service de psychiatrie de l’hôpital de Lviv. Quel était le but ?
La première fois que nous nous sommes rendus à Varsovie pour former l’équipe de l’hôpital de Lviv en 2022, il s’agissait de construire un lien, de présenter le centre, notre manière de travailler. Nous nous interrogions sur ce qu’ils allaient tirer de ce premier temps. Il était important pour nous de revenir les former, encore à Varsovie, avec la même équipe du Centre : trois psychologues, dont moi et une médecin. Deux ans après, les demandes étaient bien là et concrètes. Une question en particulier les préoccupait depuis un certain temps, celle des « blessures morales », qu’on retrouve souvent en temps de guerre. Les jeunes ukrainiens sont maintenant appelés en nombre par l’armée qui a besoin de soldats. Alors qu’au début de l’attaque russe, beaucoup étaient volontaires, pensant que la guerre allait durer un an, deux ans. Il n’y a plus cet élan des débuts, il n’y a plus de volontaires et cela créé de la tension dans la société ukrainienne. Il n’y a plus le choix. Se rajoute à cette question, les soldats de retour du front que nos collègues accompagnent, qui voudraient repartir au combat mais ne peuvent pas en raison de leurs blessures.
Comment vous vous êtes préparés, tous les quatre, pour cette formation ?
Nous nous sommes consultés en amont et répartis les thématiques avant le départ. Mes collègues psychologues ont abordé les questions de la blessure morale et des traumatismes en général, ma collègue médecin a évoqué la question du corps et j’ai évoqué la question du trauma, mais à partir d’une perspective plus institutionnelle. Et notamment la question des traumas subis par les enfants. Nos collègues ukrainiens ont récemment commencé à s’intéresser à la question, ils ont monté un service spécialisé et ont commencé à se former. J’ai évoqué avec eux le travail de Donald Winnicott, un pédiatre et psychanalyste britannique qui a exercé pendant la seconde guerre mondiale. Il est le premier à avoir organisé une prise en charge des enfants traumatisés et la formation de psychologues sur le sujet dans tout le Royaume-Uni.
Dans quelles conditions travaillent nos collègues ukrainiens ?
Ils travaillent comme ils peuvent. Parce qu’ils sont dans l’urgence. Nous, ici à Paris, nous pouvons « filtrer » les demandes. Pas eux, l’urgence est trop importante, ils accueillent trop de patients. Ils ne veulent pas dire non, le pays est en guerre, il faut aider, il faut participer à l’effort collectif. En plus, l’hôpital de Lviv est le seul en Ukraine qui accueille les traumatisés militaires et civils. Pendant cette formation à Varsovie, j’ai essayé de mettre en avant le principe clinique suivant : en premier lieu évaluer et décider ensuite s’il est possible de répondre ou non. Même dans un contexte de guerre, vous ne pouvez pas répondre à tout.
Quel était leur état d’esprit ?
Psychiquement, nous avons constaté que le fait de passer deux jours à Varsovie, de ne pas être à côté des patients, était mal vécu. Ils voulaient être là-bas, avec un sentiment très fort de culpabilité. Au sein même de l’équipe de praticiens, tous ont perdu des personnes proches ou ont des parents ou amis en prison ou blessés. Même s’ils sont loin du front, à Lviv, ils sont directement touchés. Nous avons essayé de les amener à faire un pas de côté, aussi par rapport à leurs propres capacités. Il me semble que cela leur a permis de voir qu’une autre possibilité de soigner était envisageable. Je pense qu’ils ont aussi accepté leurs limites. C’est là où ils ont besoin de notre soutien. Parce que seuls ne pourront pas penser leurs pratiques.
Arrivent-ils à se situer au-delà de la guerre ?
Lors de notre dernière formation en 2022, ils se situaient déjà dans l’après, dans la reconstruction. Tout a changé maintenant, il faut résister sur le long terme. L’après est déjà là, les personnes qui ont été torturées sont sorties des prisons russes. Et leur souffrance va durer, il va falloir l’accompagner. C’est une nouvelle donnée pour eux, ils n’ont jamais eu à y faire face. Et en même temps, ils sont constamment sollicités, des blessés arrivent en permanence. Nous essayons de les accompagner avec notre expertise pour qu’ils puissent à leur tour construire le soin sur le long terme.