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Comment vont les Ukrainiens et les Ukrainiennes ? Après un an et huit mois de guerre contre la Russie, Oleh Berezyuk est probablement l’une des personnes les plus qualifiées pour répondre à cette question inextricable. Il est le chef du service de psychiatrie de l’un des plus grands hôpitaux d’Ukraine : l’hôpital de Lviv, dans l’ouest du pays, ville relativement éloignée du front, mais qui a vu passer des dizaines de milliers de déplacé·es de guerre et où arrivent encore chaque jour, par train, des militaires blessés.
Entre février 2022 et décembre 2022, l’hôpital de Lviv a soigné un demi-million de patients. Son service de psychiatrie, dirigé parOleh Berezyuk, a suivi plusieurs milliers d’Ukrainien·nes en état de stress post-traumatique.
Un service unique en son genre : créé quelques mois avant la guerre, en septembre 2021, c’est le premier d’Ukraine à être complètement intégré à un hôpital public, dans un pays où le « suivi » psychiatrique a longtemps été assuré dans des « asiles » datant de l’époque soviétique, aux méthodes brutales.
Oleh Berezyuk soigne chaque jour des militaires et civils victimes de la guerre d’invasion russe en Ukraine, à Lviv. © Sébastien Calvet / Mediapart.
De passage à Paris dans le cadre d’un partenariat avec le centre Primo Levi, spécialisé dans la prise en charge des victimes de violence politique et de torture, Oleh Berezyuk raconte à Mediapart le travail de son équipe avec les victimes – civiles ou militaires – de traumatismes de guerre : la crainte de ne pas savoir comment s’y prendre à leurs débuts, le cas extrême des personnes torturées, mais surtout l’immense travail qui attend la société ukrainienne pour apprendre à vivre avec ses blessures.
Mediapart : Que s’est-il passé au sein de votre service en février 2022, lorsque la guerre a éclaté ?
Oleh Berezyuk : Nous avons compris que nous ne savions rien des traumatismes de guerre. La plupart des patients qui arrivaient chez nous, qu’ils soient militaires ou civils, avaient des stress post-traumatiques très importants. Ils étaient en état de choc. Certains avaient été pris en otage, détenus en captivité, et avaient vécu des tortures inimaginables. Nous n’avions aucune expérience avec ce type de patients.
Nous attendions avec angoisse que les portes de notre bureau s’ouvrent, qu’une personne vienne nous solliciter parce qu’elle avait été victime de torture, et que nous ne sachions pas quoi faire avec ce cas.
Alors, nous avons commencé à nous renseigner tous azimuts et à nous former. En France, nous avons fait connaissance avec le centre Primo Levi, qui a 28 ans d’expérience en traumatismes de guerre, et avec lequel nous entretenons jusqu’aujourd’hui une coopération très intense.
Ce sont des patients qui ne se plaignent pas et ne demandent pas d’aide […]. Or nous nous sommes aperçus que 40 % souffraient de stress post-traumatique.
Quel est le profil des patients que vous avez eu à prendre en charge depuis lors pour des stress post-traumatiques ?
Certaines sont des personnes déplacées intérieures et des militaires. Nous en avons pris en charge 1 450 de septembre 2022 à septembre 2023. D’autres sont des civil·es vivant à Lviv. Nous en avons pris en charge environ 2 000. C’est une quantité inimaginable de gens.
Malheureusement, ce sont des patients qui ne se plaignent pas et ne demandent pas d’aide. Ils arrivent ici parce qu’ils ont été blessé.es par des explosions et des mines. Or parmi ces gens blessés, nous nous sommes aperçus que 40 % souffraient de stress post-traumatique.
Cela se manifeste par des pertes de sommeil, des réveils nocturnes brusques en sueur, des cauchemars, des réminiscences d’événements traumatisants. Ils deviennent agressifs, irritables, parfois n’ont plus envie de vivre.
Nous avons mis en place un protocole particulier pour ne pas passer à côté de ces cas : tous les blessés qui arrivent à l’hôpital reçoivent, durant la première semaine, la visite d’un psychiatre. Et nous sommes en train de former nos autres collègues, comme les chirurgiens, pour qu’ils fassent attention à ces signes-là et nous alertent en cas de besoin.
Nous avons aussi remarqué une différence de symptômes entre civils et militaires. Les militaires souffrent plutôt de cauchemars, de flash-backs, d’agressivité, d’anxiété… Les civils présentent davantage de symptômes liés à la dépression.
Nous avons fini par comprendre pourquoi : les militaires ont perdu leur santé ; mais les civils ont souvent tout perdu. La santé, mais aussi, généralement, leurs proches, leur maison, leur travail, leurs terres… Il n’est pas rare qu’ils arrivent chez nous avec seulement un tee-shirt.
Les échanges avec des psychiatres ayant travaillé sur d’autres zones de guerre vous font-ils dire qu’il y a des spécificités aux traumas rencontrés par les Ukrainien·nes ?
Nous n’avons pas fait de comparatif aussi poussé. La chose qui nous différencie des autres, il me semble, c’est la quantité de patients et la brutalité de l’ennemi [russe]. Les méthodes de torture sont catastrophiquement brutales.
Justement, comment prenez-vous en charge les personnes ayant été victimes de torture ?
Les gens qui ont subi la torture ont subi le crime d’un être humain contre un autre être humain. Ce n’est pas la même chose que de recevoir un obus ou des balles, où il n’y a pas d’interaction directe. Cette différence induit une composante morale qui est énorme.
La torture et surtout l’atteinte à la dignité détruisent toutes les couches de protection que quelqu’un peut avoir : émotionnelles, cognitives, sociales… Ces gens-là, généralement, gardent le silence, et quand on leur demande comment ils vont, vous répondent : « Tout va bien. » Car ils n’ont plus confiance. Leur confiance a entièrement été brisée.
Au début, nos efforts ne portent donc que sur une chose : restaurer le lien de confiance avec d’autres humains. Juste rester à côté de cette personne, près d’elle. Ne rien demander. Proposer un bilan de santé simple, des échographies, de l’IRM, une prise de sang… C’est ainsi que petit à petit, la personne retrouve la confiance. Ensuite, on peut commencer une thérapie corporelle, puis commencer à discuter progressivement.
Quid des personnes déplacées, qui ne sont pas forcément blessées physiquement mais ont pu voir des choses particulièrement traumatisantes ? Ne risquent-elles pas de rester terrées chez elles avec leur mal-être ?
Au début, nous pensions nous-mêmes qu’il y avait davantage de stress post-traumatique chez les militaires. Il nous a fallu du temps pour comprendre que les civils étaient traumatisés aussi, mais que cela se voyait moins parce que cela prenait la forme d’une dépression.
C’est précisément ce qui va se produire dans la société ukrainienne : comme la forme développée par les militaires est plus intrusive, elle sera plus visible, et les civils – y compris les déplacés – vont souffrir en silence. La société a besoin de savoir cela. Les médecins généralistes, les travailleurs sociaux, les professeurs des écoles où vont aller les enfants doivent être préparés et informés.
Oleh Berezyuk dans les locaux du centre Primo Levi, à Paris, le 11 octobre 2023. © Sébastien Calvet / Mediapart.
Que peut devenir une génération à ce point exposée aux traumas ?
Je ne sais pas. Ou plutôt, je pense que l’humanité a la réponse. Elle se trouve dans la culture. Shakespeare – qui pour moi est un génie – écrit dans Macbeth : « Ô horreur ! horreur ! horreur ! ni la langue ni le cœur ne peuvent te concevoir ou t’exprimer. » Je pense que Shakespeare a étudié la trauma-thérapie [rires]. Pour moi, il décrit cette phase aiguë du stress, l’horreur qui arrête la réflexion, la pensée. Car le cortex préfrontal répond du langage et de la parole. La personne traumatisée se tait, elle s’isole. C’est le début de la fin.
Dans une strophe suivante, il écrit : « Allons, homme, n’enfoncez point votre chapeau sur vos yeux ; donnez des expressions à la douleur : le chagrin qui ne parle pas murmure en secret au cœur surchargé et lui ordonne de se rompre. » Il nous donne la recette pour soigner : ne pas laisser ces personnes seules. Être présents. Car l’isolement est un baiser de la mort.
D’ailleurs, les religions nous enseignent cela : tous les grands traumatismes, il faut les vivre collectivement, les subir collectivement. Creusez dans la culture française et regardez, par exemple, comment se passait un enterrement dans un village il y a cent ans. Je pense que c’est la même chose qu’en Ukraine : lorsqu’une personne meurt, tout le village vient dans cette maison. Pour qui ? Pour le mort ? Non : pour ceux qui restent. Parce que c’est une thérapie.
Si nous suivons ces traditions, nous allons survivre et devenir encore plus forts. Mais si nous restons isolés – et c’est ce que l’urbanisme actuel nous propose –, nous allons avoir des problèmes.
Nous avons un seul but : nous voulons protéger et préserver notre liberté. C’est une guerre pour notre liberté.
Mais les gens finissent par sortir de l’hôpital… Comment conserver ce lien, y compris après leur sortie ?
Il faut sensibiliser les familles, former les proches, en parler énormément à l’école. Laissez-moi vous raconter deux histoires vraies, vécues dans deux écoles ukrainiennes ces derniers mois.
Dans la première école, vous avez la fête de la rentrée. C’est le premier jour, tout le monde est là, c’est vraiment la fête. Un élève arrive avec son père [amputé – ndlr], qui n’a plus de jambes. Ce père est quelqu’un de joyeux, très ouvert, jovial. Des responsables de l’école disent : « Regardez les enfants, c’est notre héros. » Il va au milieu de la cour, montre à tout le monde : « Regardez mes jambes en fer, elles sont tellement fortes et puissantes ! Vous pouvez les toucher ! » Les enfants ont arrêté d’en avoir peur. Ils l’ont pris dans leurs bras.
Dans une autre école, un autre père ramène son fils à l’école. Lui aussi est amputé des deux jambes. Tout le monde commence à détourner le regard. Les parents prennent la tête de leurs enfants et la détournent pour ne pas qu’ils regardent. Les professeurs disent à ce monsieur : « Est-ce que vous pourriez partir ? Les gens ont peur de vous. » Ça, c’est le chemin du stress post-traumatique, de l’incompréhension et de l’isolement.
Heureusement, ce garçon a eu la présence d’esprit de revenir nous voir après cet événement et de nous raconter. On a travaillé ensemble sur ce qui s’était passé, et sur la manière dont il pourrait mieux le supporter.
Qui va expliquer à cette directrice, à ces parents, comment bien réagir dans ces situations ? Détourner la tête de son enfant du danger ou de la menace, c’est la pire des réactions qu’un parent peut avoir. L’enfant va être encore plus curieux : « Qu’est-ce qu’on me cache ? Pourquoi essayer de me dissimuler cela ? »
Vous êtes de passage en France pour quelques jours. Y a-t-il quelque chose que vous voudriez dire aux Français·es concernant l’Ukraine et ce qu’il s’y passe ?
Nous avons un seul but : nous voulons protéger et préserver notre liberté. C’est une guerre pour notre liberté. Nous remercions tous les États qui nous ont soutenus, y compris la France. Si vous n’aviez pas fait cela, nous n’existerions plus. Nous remercions les gens pour ce soutien, et nous voudrions juste leur demander de rester avec nous. Car la guerre épuise.