La violence est omniprésente pour les personnes exilées, dans leur pays d’origine et sur le parcours de l’exil. Une violence politique, aux conséquences physiques et psychologiques lourdes qu’un accueil inadapté en France vient amplifier.
Publié dans la revue “Droits et Libertés” de la Ligue des Droits de l’Homme
Le profil des personnes qui s’exilent est très divers, autant que les raisons qui les poussent à quitter leur pays. Certaines vont fuir un pays en guerre, un régime répressif. D’autres vont fuir un mariage forcé, une menace de mutilation féminine. La décision est extrêmement difficile à prendre, elles savent que la violence sera au rendez-vous et ne les quittera plus. Le trajet vers la Libye ou l’Egypte puis vers l’Europe à travers la Méditerranée demeure parmi les plus dangereux et violents au monde. Une violence qui, une fois en Europe, avant d’atteindre le pays souhaité, se poursuit au mépris du droit européen et du droit international.
Cette violence n’est pas le fruit de la mauvaise rencontre, elle est politique, institutionnalisée, car le résultat de l’inaction, de la complicité ou de l’action délibérée des Etats, depuis le pays d’origine jusqu’à l’arrivée en Europe. Elle est par ailleurs tellement systématisée et répétitive qu’elle finit par être banalisée ou considérée comme non répréhensible par les personnes que nous accompagnons. Surtout, alors qu’elle reste très rarement punie, elle laisse de profondes séquelles.
Les séquelles profondes de la violence
Qu’elle ait été physique ou non, la violence entraîne toujours des séquelles psychologiques : cauchemars, troubles de la concentration et de la mémoire, syndrome dépressif, troubles anxieux, absence totale de confiance en soi et en l’autre, état de stress avancé… Elle perdure au-delà des faits dans la mesure où un simple objet, un simple uniforme peut replonger les personnes exilées dans le souvenir des sévices subis.
Les violences sexuelles sont parmi les plus dures. Dans notre file active, la quasi-totalité des femmes reçues en ont subi. Que ce soit au niveau médical ou kinésithérapeutique, le rapport au corps est modifié. Il ne semble plus leur appartenir, instaurant une forme de distance. Toute la difficulté repose alors dans la capacité à toucher ces personnes, car souvent, elles ont été touchées pour la dernière fois par leur tortionnaire. Cette effraction du corps produit des effets similaires, quel que soit son genre. La sphère la plus intime est touchée, atteignant le plus profond de ce qui nous permet d’être en tant que personne. Les patientes et patients de notre centre de soins demeurent dans le silence, ne pouvant dire mot sur ce qui leur est arrivé. Elles et ils se disent dépossédés de leur corps. Lorsqu’elles en parlent, ces personnes se sentent « dégoutées », « abîmées », « gâchées », sous-entendant une idée d’irrémédiable dans la perception qu’elles ont d’elles-mêmes. L’espace thérapeutique leur offre alors un lieu sécurisé. Elles sont crues d’emblée dans ce qu’elles disent. Leur parole n’est pas mise en doute et c’est leur vérité subjective qui compte.
L’absence de répit à l’arrivée en France
L’arrivée en France, au lieu d’offrir un répit indispensable, signifie très souvent un basculement dans la précarité. Il n’est pas rare que cette arrivée commence par un parcours de rue. Les situations que les assistantes sociales du Centre Primo Levi rencontrent sont de plus en plus des situations d’urgence. Une forte proportion de nos psychologues fait aussi état d’un débordement de la question sociale dans leurs consultations (difficulté d’accès à l’hébergement, aux produits d’hygiène, aux services de santé, à l’information officielle, manque de ressources financières, isolement social). Une précarité qui plonge nos patients dans une vulnérabilité permanente et qui renforce les troubles psychologiques, voire en crée de nouveaux, formant ainsi un cercle vicieux dont il devient très compliqué de sortir, notamment pour les femmes exilées et leurs familles. Certaines d’entre elles, pour restaurer leur rapport au corps et à leur image, ravagés par la violence, vont chercher une manière d’exister en tant que mères et en tant que femmes. Mais la précarité des conditions d’accueil vient faire obstacle aux différents enjeux de reconstruction et empêche aussi une réponse adéquate aux besoins primaires de leurs enfants : acheter du lait, des couches, du matériel scolaire, autant de petits gestes du « prendre soin » et d’elles-mêmes à travers cette fonction.
Un angle mort des politiques publiques
Au vu de la violence toujours plus forte sur le chemin de l’exil, du nombre croissant de personnes exilées sur notre territoire, de leurs interactions avec la société, la santé mentale et le soutien psychosocial des personnes exilées constituent incontestablement un enjeu de santé publique. Pourtant, le système actuel n’y répond que partiellement car il se situe dans l’exact angle mort des politiques publiques, laissant les centres de soins associatifs souvent seuls. Une seule fois l’expression « santé mentale » est-elle ainsi mentionnée dans le Schéma national d’accueil des demandeurs d’asile et d’intégration des réfugiés (Snadair), pour la période 2021-2023 (1). La frénésie législative se poursuit au contraire autour de textes qui ne prennent pas en compte la spécificité des personnes exilées. Le projet de loi actuel (2) s’ancre ainsi dans trois tendances : l’accélération de la procédure de demande d’asile, la limitation du droit à la santé et des dispositifs d’intégration restrictifs en pratique.
Chaque année, des millions d’euros sont investis au niveau européen et national dans un système qui privilégie une approche sécuritaire et répressive. Un chiffre dévoilé par un rapport (3) de l’Assemblée nationale illustre cette prodigalité financière : environ cent-soixante-millions d’euros (4) par an sont dépensés pour « sécuriser » le littoral et éviter la traversée de la Manche. Quelle est vraiment l’efficacité de ce non-accueil ? Les acteurs associatifs, publics ou universitaires le disent depuis très longtemps : un accueil digne, humain et adapté est plus efficace, ou, si nous adoptons une vision purement économique de la question, coûte moins cher à la société française. C’est en substance ce que disait l’Inspection générale des affaires sociales suite aux menaces de suppression de l’aide médicale d’Etat : « Ne pas assurer un accès aux soins primaires à des personnes, particulièrement celles en situation de précarité cumulant les handicaps sanitaires et sociaux, peut conduire in fine la société à devoir assumer des dépenses plus importantes, notamment des dépenses hospitalières. » (5)
Le besoin de soins en santé mentale des personnes exilées est immense et représente le préalable à leur intégration. Il est temps que cette nécessité sorte de l’angle mort et passe à l’avant des politiques publiques.
Par Maxime GUIMBERTEAU, responsable plaidoyer et communication du Centre Primo Levi
(1) Voir www.immigration.interieur.gouv.fr/Asile/Schema-national-d-accueil-des-demandeurs-d-asile-et-d-integration-des-refugies-2021-2023 (Snadair publié en décembre 2020).
(2) « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », vingt-neuvième projet relatif au droit d’asile en quarante ans.
(3) « Rapport d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France », n° 4665, novembre 2021 (www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cemigrants/l15b4665_rapport-enquete#).
(4) Or cent-soixante-millions d’euros, rappellent les auteurs du rapport, est la somme équivalente à « un an de dépenses publiques en faveur de l’intégration professionnelle des réfugiés ».
(5) « L’Aide médicale d’Etat : diagnostic et propositions », Inspection générale des affaires sociales (Igas), Inspection générale des finances (IGF), octobre 2019 (www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/AME.pdf).