Sibel Agrali, des origines du centre à aujourd’hui

Sibel portrait 2 ©  J. CRENN

Comment, d’étudiante en psychologie, vous êtes-vous retrouvée co-fondatrice d’un centre de soins pour victimes de torture ?

Avant le Centre Primo Levi, il y a eu L’Avre, une association créée en 1985 pour soigner les victimes de la torture réfugiées en France. Je l’ai rejointe presque dès le début en tant qu’interprète bénévole en turc (je faisais effectivement des études de psychologie, mais le turc était ma langue maternelle et l’association avait un grand besoin d’interprètes dans cette langue). Pendant un an, j’ai été l’interprète du patient considéré comme « le plus lourd ». C’est par lui que j’ai appris, au fil des séances, l’existence et l’ampleur de la pratique de la torture dans mon pays natal. Ça a été un choc, et c’est probablement cela qui m’a guidée par la suite dans mon parcours auprès des victimes de torture.

En 1994, des désaccords ont divisé l’équipe de L’Avre et la plupart, dont moi, avons quitté l’association. Mais nous ne pouvions pas abandonner les patients et mettre au placard une expérience de presque 10 ans que nul autre organisme n’avait encore développée. En ex-Yougoslavie et au Rwanda, les équipes de Médecins du Monde découvraient, désarmés, la réalité du psychotraumatisme. Nous, les « dissidents » de L’Avre (j’étais avec trois psychologues, un médecin, une assistante sociale, un kiné et une interprète en tamoul), sommes donc restés soudés et avons repris les consultations dans un cabinet de médecine générale qui a été mis à notre disposition. Après une période d’incertitude et – il faut bien le dire – de vache maigre, notre projet a pris forme. En avril 1995, avec l’aide d’Amnesty France, de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), de Médecins du Monde et de Juristes sans Frontières, nous avons finalement monté une nouvelle association en reprenant le principe novateur de la pluridisciplinarité : un centre de santé consacré aux victimes de la torture, réunissant des psychologues, des médecins, un kiné et un travailleur psycho-juridique. Lorsque nous avons trouvé le nom de l’association et obtenu l’accord de la veuve de Primo Levi, nous avons ouvert le champagne ! Côté finances, nos arrières étaient assurés par Médecins du Monde sur la première année, et dès la deuxième année nous avons pu obtenir des financements de l’Union européenne et de l’ONU.

Quel a été votre parcours au sein de l’association ?

J’ai continué longtemps en tant qu’interprète, bénévole puis vacataire. J’avais fini mes études de psychologie et mon DEA de sociologie à l’EHESS, et je m’étais lancée dans une thèse sur l’identité militante en exil. Le poste de direction, dont personne parmi nous ne voulait, a d’abord été assuré par la médecin généraliste de notre groupe de fondatrices. Contrainte de partir pour suivre son mari à Marseille, elle y a créé… le deuxième centre de soins français pour victimes de torture, le Centre Osiris. Etant donné que j’étais la plus ancienne dans l’équipe, j’ai été cooptée pour prendre la direction du centre. Finalement, ce poste m’intéressait parce que, comme le travail d’interprète que j’ai gardé en parallèle pendant six ou sept ans, il se situait au carrefour de tous les domaines – non seulement des quatre disciplines du centre de soins mais aussi du politique et de la défense des droits de l’homme. Il fallait faire des choix : j’ai arrêté ma thèse et j’ai intégré un groupe de réflexion sur la fonction de direction avec des équipes pluridisciplinaires. Et puis au fur et à mesure que l’association s’est développée, un poste a été créé pour l’accueil des patients (dont je m’occupais jusqu’alors) et la direction est devenue tellement prenante que j’ai dû arrêter l’interprétariat. Je n’avais du même coup plus accès aux réunions de supervision, qui sont réservées aux soignants et aux interprètes. J’étais devenue véritablement la directrice du centre de soins Primo Levi.

Aujourd’hui, en quoi consiste exactement cette fonction ?

Je coordonne l’équipe clinique qui regroupe 6 psychologues, 2 médecins généralistes, 2 accueillantes, 2 assistants sociaux et la juriste (nous considérons ces trois derniers comme partie intégrante du centre de soins car leur travail forme un tout avec celui des thérapeutes). Je participe à beaucoup de rencontres à l’extérieur pour expliquer notre travail et sensibiliser les professionnels. Il m’arrive aussi de recevoir des patients dans mon bureau lorsqu’une intervention de ma part est nécessaire (par exemple pour réexpliquer une règle du centre de soins ou dans les situations qui dépassent le cadre de l’institution).

Accueillir et soigner la souffrance des victimes de la torture, est-ce que ça ne finit pas par affecter votre propre état psychique ?

Certes, les histoires que déposent ici les patients sont chargées de souffrances et d’atrocités. C’est sûr qu’il faut avoir les épaules pour entendre ces récits et soulager les patients, mais les réunions de synthèse et de supervision, qui n’existaient pas à L’Avre et que j’ai défendues corps et âme dans notre nouveau projet, servent justement de soupape pour réfléchir ensemble aux effets de la violence et partager le poids de chaque suivi. Cela dit, contrairement par exemple aux cliniciens en soins palliatifs, notre travail tend vers la vie et pas vers la mort : en s’échappant des bourreaux et en fuyant leur pays, les patients ont fait le choix de la vie et c’est dans ce sens, au centre de soins, que nous les accompagnons.

Aujourd’hui, vous êtes la seule au Centre Primo Levi à avoir été présente dès le début : comment avez-vous vu évoluer les patients au cours de ces 20 ans ?

Les profils des patients n’ont pas tellement évolué, si ce n’est par leurs pays d’origine. La principale région d’origine reste l’Afrique subsaharienne, mais les pays d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient sont devenus de plus en plus représentés. Les types de sévices subis et les séquelles observées sont plus ou moins les mêmes qu’il y a vingt ans. Nous avons d’ailleurs maintenu le principe du « premier arrivé, premier pris en charge » fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’échelle de la souffrance : une même expérience traumatique peut avoir des effets dévastateurs sur une personne plus que sur une autre. Prioriser les suivis selon la « gravité » des parcours n’a donc pas de sens. Ce qui a évolué chez les patients, ce sont leurs conditions d’accueil en France. Au début, aucun d’entre eux ne souffrait de la faim ou ne vivait dans les conditions d’hébergement que la plupart connaissent maintenant. Nous avions intégré le travail psycho-social dans l’idée qu’il était un complément à la thérapie; aujourd’hui, il en est la pierre angulaire. La gestion de l’asile en France est vraiment un gâchis : s’il n’y avait pas autant d’adversité face aux demandeurs d’asile, on pourrait faire tellement plus avec tellement moins ! Résultat, les suivis sont de plus en plus longs et la liste d’attente s’est tellement allongée que plusieurs fois depuis 2013, nous avons été obligés de la fermer.

Etes-vous parfois tentée de dépasser le cadre institutionnel pour venir en aide à un patient ?

Bien sûr, cela m’arrive à moi comme aux cliniciens du centre. Le principal est de préserver les échanges entre les membres de l’équipe pour que personne ne cède à ce genre de tentation. On a toujours envie de donner plus, mais il faut savoir se retenir, à la fois pour soi-même et pour le patient ; et si un jour on n’y arrive pas seul, l’équipe est là pour nous le rappeler.