On estime à plus de 125.000 en France le nombre de personnes exilées ayant été victimes de torture et de violence politique. Ces personnes présentent des séquelles physiques et psychologiques très douloureuses qui perdurent longtemps après les actes. Ces douleurs, très particulières, sont souvent mal identifiées et mal prises en charge par le système de soin public, notamment parce que les professionnels de santé ne sont pas formés à cette clinique et parce que les patients gardent souvent le silence et ne parviennent pas à expliciter les sources (multiples) de leurs douleurs.
Des sévices qui dépassent l’entendement
Les chiffres des ONG et des observateurs internationaux sont clairs et effrayants : la torture est encore pratiquée dans un pays sur deux dans le monde. Détrompons-nous : elle ne l’est pas seulement dans les pays en crise ou en dictature mais aussi dans certains pays démocratiques. Les personnes qui arrivent au Centre Primo Levi sont originaires principalement d’Afrique subsaharienne (République Démocratique du Congo, Soudan, Ethiopie, Mozambique, Angola, Guinée-Conakry…), de pays d’ex-URSS (Tchétchénie, Kirghizistan, Ingouchie…), du Sri-Lanka, d’Afghanistan, d’Iran, de Syrie…
On entend “torture” au sens de “violence extrême visant à détruire une personne”. Survivants de massacres, victimes de violences sexuelles, de violences de masse, d’emprisonnement arbitraire, de menaces ou de simulations de noyade, témoins de violences ou assassinats commis sur les proches… La torture psychologique se mêlant dans la plupart des cas aux violences physiques, ces personnes sont très profondément traumatisées et abîmées dans leur corps et dans leur esprit.
De quels maux souffrent-ils ?
Qu’ils se manifestent de façon ponctuelle ou chronique, les symptômes sont toujours multiples. Migraines, lombalgies, tendinites, séquelles de chocs électriques externes, problèmes ORL, douleurs diffuses, troubles digestifs ou neurologiques sont quelques uns des symptômes les plus fréquents. L’organisme d’une personne torturée est à jamais fragilisé et son système de régulation est en permanence à fleur de peau. Cette personne est donc bien plus susceptible d’être atteinte par une infection, et chaque petite maladie prend chez elle des proportions énormes.
Parce que ces maux sont liés à des événements traumatiques et qu’ils dépassent le domaine physiologique pur, l’organisme ne réagit pas aux traitements classiques. Une petite fille prise en charge au Centre Primo Levi a été opérée d’un strabisme divergent. Ce n’est pourtant que plus tard, lors d’une consultation psychothérapeutique où l’histoire de sa mère lui était pour la première fois expliquée, que ses yeux ont repris leur position normale. Les troubles psychosomatiques sont nombreux, notamment dans la sphère cutanée.
Les symptômes d’ordre purement psychologiques sont eux aussi très variés : peurs diversifiées qui se généralisent, hallucinations, agressivité incontrôlable, troubles de la concentration, hypervigilance, cauchemars, amnésie, culpabilité…
Pourquoi cette douleur n’est pas soulagée par les dispositifs de droit commun
– Le recours à des interprètes : le recours aux interprètes existe rarement en ville car il est souvent considéré comme trop coûteux et trop compliqué. Pour ces mêmes raisons, en France (contrairement à certains autres pays européens), même les structures hospitalières n’ont pas recours systématiquement à des interprètes, ou font appel aux membres de leur personnel parlant la langue, faisant fi de l’exigence de professionnalisme et des règles de confidentialité. Ainsi, à ce jour, de nombreuses victimes de torture ne reçoivent pas de soins médicaux dans le système commun du seul fait de l’obstacle de la langue, et n’ont d’autre choix que de vivre avec leurs souffrances.
– Le temps nécessaire à ces patients : une consultation médicale en ville dure une quinzaine de minutes en moyenne. Ces patients, emmêlés dans des problématiques complexes, assujettis au silence par leur bourreau et par la violence qu’ils ont subie avant et pendant leur chemin d’exil, ont pourtant besoin de temps pour réapprendre à faire confiance, à s’adresser à un autre être humain, à se laisser approcher, ausculter, à se confier…
– Le manque de formation des médecins généralistes : dans leur formation initiale, aucun module ne concerne l’identification et le soin du psychotrauma et des effets physiques et psychosomatiques des violences et de la torture. Souvent isolés et démunis face à ces patients atypiques, aux pathologies liées à des traumatismes et des sévices dont ils ne disent mot, les médecins ne peuvent pas apporter de solution. Seules une connaissance profonde des effets du traumatisme et une prise en compte de la situation administrative et sociale du patient peuvent mener à un diagnostic juste et à un suivi adapté. Face à de telles situations, le médecin est forcé d’abandonner la technicité pour le “prendre soin” (voir “Pour aller plus loin” ci-contre).
Des douleurs ravivées par le déracinement et la précarité
Avant l’irruption de la violence dans leurs vies, ces hommes et ces femmes avaient toutes une vie bien remplie : famille, enfants, place dans la communauté, travail. On compte parmi eux des coiffeuses, des commerçants ou encore des enseignants. Un des points communs à toutes ces personnes est le fait qu’elles ont été victimes d’une violence aveugle, arbitraire, et n’ont pas eu d’autre choix que de tout laisser derrière elles, leur vie transformée en un immense chaos. Le déracinement et la perte totale de repères contribuent à raviver les douleurs ou plutôt à les alimenter, puisqu’ils maintiennent la personne dans une position de victime, de “patient” (mot qui vient du latin “pateor”, souffrir).
La précarité matérielle et juridique en est un autre facteur. Ces hommes et ces femmes, déjà dans un état d’immense détresse, vivent ici dans des conditions très difficiles (dans des foyers d’hébergement, des hôtels insalubres voire à la rue). Ils ne dorment quasiment pas, s’alimentent parfois très peu, ont de gros problèmes de concentration et de mémoire. L’une des patientes du Centre Primo Levi, atteinte d’une sciatique aiguë, a été placée au cinquième étage d’un hôtel sans ascenseur et ne peut donc pas se déplacer. Comment dès lors la soigner ?