L’augmentation des arrivées de réfugiés en Europe (et dans une bien moindre mesure en France) a donné lieu à de nombreuses polémiques sur l’accueil à leur offrir. Si des mesures d’urgence ont été prises aux niveaux national et parfois local pour traiter la première priorité qui est celle de l’hébergement (et encore, bien en-deçà des besoins), aucune réflexion n’a été menée sur ce qui serait proposé au-delà de cette mise à l’abri. L’accueil des personnes qui ont fui la guerre et la répression peut-il se limiter à leur offrir un toit pour quelques nuits, quelques semaines ?
La plupart de ces personnes ne rentreront pas chez elles dans une semaine, ni probablement dans un an.
Parmi les questions qui peuvent se poser, la santé en est une évidente : ces personnes sont en état de grande souffrance physique et psychique, et étant donné leur nombre (près de 125 000 en 2012*, combien aujourd’hui ?), les soigner relève d’un véritable enjeu de santé publique. Or cette question reste absente des politiques publiques en France.
LA SANTÉ, UN AXE DELAISSÉ
Actuellement, seuls quelques centres de soins associatifs tels que le Centre Primo Levi sont capables d’offrir une prise en charge adaptée à ce public. Ils ne couvrent pas tout le territoire français et n’ont, à eux tous, qu’environ 6000 places, sachant que les plus gros n’accueillent pas uniquement des personnes réfugiées souffrant de traumatismes (voir cartographie).
Qu’attend le gouvernement pour s’emparer de ces questions ? Les directives européennes imposaient explicitement aux Etats membres, avant mi 2015, d’offrir des soins adaptés aux demandeurs d’asile présentant des troubles physiques et psychique :
Article 19
Soins de santé
1. Les États membres font en sorte que les demandeurs reçoivent les soins médicaux nécessaires qui comportent, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves.
2. Les États membres fournissent l’assistance médicale ou autre nécessaire aux demandeurs ayant des besoins particuliers en matière d’accueil, y compris, s’il y a lieu, des soins de santé mentale appropriés.
Article 25
Victimes de tortures ou de violences
1. Les États membres font en sorte que les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres violences graves, reçoivent le traitement que nécessitent les dommages causés par de tels actes et, en particulier, qu’elles aient accès à des traitements ou des soins médicaux et psychologiques adéquats.
2. Le personnel chargé des victimes de torture, de viol et d’autres violences graves a eu et continue à recevoir une formation appropriée concernant leurs besoins et est tenu par les règles de confidentialité prévues dans le droit national, en ce qui concerne les informations dont il a connaissance du fait de son travail.
(Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013
établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale)
Cependant, si la plupart des autres directives associées ont effectivement été transposées par la réforme de l’asile du 29 juillet 2015, celles-ci sont restées lettre morte. Le gouvernement français considère, en effet, que l’accès à une couverture maladie, en théorie prévu quel que soit le statut administratif de la personne (CMU pour les demandeurs d’asile, régime général pour les réfugiés statutaires, AME pour les déboutés), permet à tous de recevoir des soins.
Pourtant, l’accès à une assurance maladie est loin d’être généralisé dans les faits, et le dispositif de santé de droit commun n’est par ailleurs pas adapté aux besoins spécifiques des personnes réfugiées souffrant de traumatismes.
PAS DE COUVERTURE MALADIE, PAS DE SOINS
L’ouverture des droits est longue et souvent complexe. En cause : les difficultés administratives, la méconnaissance des droits et des structures, la barrière linguistique et les différents critères exigés, notamment (pour obtenir l’AME) l’obligation de fournir des preuves de présence en France depuis au moins trois mois. Des documents d’état civil impossibles à obtenir, ou contestés par la préfecture, et ces droits finissent par être purement et simplement bloqués. Ces difficultés s’inscrivent dans la durée : il arrive que des personnes qui se présentent au Centre Primo Levi soient en France depuis 10 ans et n’aient toujours pas de couverture maladie !
UN DISPOSITIF DE SANTE INADAPTÉ
Les difficultés des personnes réfugiées traumatisées à se faire soigner ne tiennent pas seulement à l’accès aux services de santé mais aussi à l’offre même de ces services. A quelques rares exceptions près, aucune structure de santé de droit commun n’est en mesure d’offrir une prise en charge adaptée à ce public, pour un certain nombre de raisons.
Un manque de formation des professionnels : dans la formation initiale des médecins généralistes, par exemple, aucun
module ne concerne l’identification et le soin du psychotrauma et des effets physiques et psychosomatiques des violences et de la torture. Souvent isolés et démunis face à ces patients atypiques, aux pathologies liées à des sévices dont ils ne disent mot, les professionnels ne peuvent pas apporter de solution. Seules une connaissance profonde des effets du traumatisme et une prise en compte de la situation administrative et sociale du patient peuvent mener à un diagnostic juste et à un suivi adapté.
Absence de recours à des interprètes professionnels : le recours aux interprètes professionnels existe rarement dans les
structures publiques comme dans les cabinets privés car il est souvent considéré comme trop coûteux et compliqué. Pour ces mêmes raisons, en France (contrairement à certains autres pays européens), même les structures hospitalières n’ont pas recours systématiquement à des interprètes, ou font appel aux membres de leur personnel parlant la langue, faisant fi de l’exigence de professionnalisme et des règles de confidentialité. Ainsi, à ce jour, de nombreuses victimes de torture ne reçoivent pas de soins médicaux dans le système de droit commun du seul fait de l’obstacle de la langue, et n’ont d’autre choix que de vivre avec leurs souffrances.
A noter : un article sur la médiation sanitaire et l’interprétation linguistique, conçues comme des outils d’amélioration d’accès aux droits, à la prévention et aux soins, a été ajouté au code de la santé publique dans la réforme de modernisation du dispositif de santé promulguée en janvier 2016 (les décrets d’application sont attendus pour juillet 2016). Cependant, « il y a loin entre cette reconnaissance légale et l’acceptation pleine et entière d’interprètes professionnels dans les processus de soins […] et les moyens demeurent souvent en-deçà des enjeux », comme l’explique le Comede (Comité pour la santé des exilés).
Des temps de consultation et des durées de prise en charge insuffisants : une consultation médicale en ville dure une
quinzaine de minutes en moyenne. Ces patients-là, emmêlés dans des problématiques complexes, assujettis au silence par leur bourreau et par la violence qu’ils ont subie avant et pendant leur chemin d’exil, ont pourtant besoin de temps pour réapprendre à faire confiance, à s’adresser à un autre être humain, à se laisser approcher, ausculter, à se confier… Pour s’adapter au rythme du patient, les consultations doivent être plus longues et les suivis doivent pouvoir se faire de façon rapprochée et sur la durée, ce qui, actuellement, n’est pas en théorie permis par le modèle et les critères d’équilibre budgétaire des structures publiques.
Cette absence ou faiblesse de la réponse aux besoins par le droit commun est même en aggravation : les conditions d’accès à l’Aide médicale d’Etat ont été durcies (depuis 2012, les pièces d’état civil doivent être validées par les autorités du pays d’origine…) et les restrictions ou les refus de soins sont de plus en plus fréquents pour les personnes démunies et sans protection maladie.
LA FORMATION ET LA SENSIBILISATION DES EQUIPES SOIGNANTES
Comme quelques autres associations spécialisées, le Centre Primo Levi a pris le parti de partager son expérience et de former les professionnels extérieurs à la prise en charge de ce type de patients (voir page « Former »). Cette année, il travaille notamment avec la Ville de Paris pour sensibiliser les médecins et les travailleurs sociaux de secteur.
LA VILLE DE PARIS S’ENGAGE
Face à l’augmentation des arrivées de réfugiés, la Ville de Paris a en effet bien compris que l’urgence était aussi médicale. Dès juillet 2015, elle a mobilisé plusieurs de ses centres de santé en y ouvrant des consultations spécialisées, trois matinées par semaine, notamment dans les centres Figuier (IVème) et Ridder (XIVème). Au mois d’octobre 2015, elle a lancé un vaste Plan de mobilisation pour l’accueil des réfugiés, dans lequel ont été notamment annoncés quatre projets concernant la garantie de l’accès aux soins :
« ►Mise en place d’une équipe mobile intervenant dans les campements parisiens, permettant d’identifier les situations requérant des examens de santé ou une prise en charge médicale, et d’articuler ce diagnostic avec l’offre de soins existante ;
►Organisation de l’offre de soutien psychologique et d’accompagnement en cas de traumatismes psychiques, avec une attention particulière portée à la prise en charge des enfants ;
►Formation des professionnels (travailleurs sociaux, médecins, etc.) aux spécificités de la prise en charge de la santé mentale des migrants, permettant notamment une primoévaluation dans les meilleurs délais (projet en collaboration avec le Centre Primo Levi, qui s’est déjà concrétisé à travers 10 sessions réparties sur 2016) ;
►Élaboration de partenariats entre les centres d’hébergement et les différents centres de soins présents sur le territoire (Permanence médico-sociales, Centres de santé, Maisons de santé, Pass hospitalières, etc.). »
Le Centre Primo Levi salue cet engagement et poursuit, avec d’autres associations, son travail de plaidoyer auprès du Ministère de la Santé pour que ces questions soient prises en compte dans les politiques de santé publique à l’échelle nationale.
C’est l’objet de la pétition que le Centre Primo Levi remettra autour du 26 juin prochain, à l’occasion de la Journée internationale des Nations-Unies pour le soutien aux victimes de torture.
* Estimation faite en 2012 pour le Livre blanc “Soigner les victimes de torture exilées en France”,
premier état des lieux établi par le Centre Primo Levi