A Taïwan, un traumatisme collectif loin d’être reconnu

Sitôt arrivés sur l’île en 1945, les hommes de Tchang Kai-Chek ont exercé leur pouvoir brutalement sur la population autochtone, en particulier l’élite qu’ils estimaient polluée par la colonisation japonaise. En 1947, une altercation avec la police provoque un bain de sang qui se poursuit pendant des mois par des arrestations et des meurtres arbitraires. En 1949, avec l’instauration de la République de Chine à Taïwan et l’arrivée de Tchang Kai-Chek sur l’île, s’est ouverte une période de violence à bas bruit, dite de « terreur blanche » parce que les crimes politiques n’étaient plus commis au vu et au su de tous. La torture est devenue un instrument de contrôle. Après la mort de Tchang Kaï-Chek en 1975, son fils Tchang Ching-kuo lui a succédé ; si les arrestations et assassinats politiques ont diminué, ils n’en ont pas moins perduré jusqu’à la fin de la loi martiale en 1987.

Des années 1960 jusqu’au début des années 1990, Taïwan a connu à marche forcée un « miracle économique ». Grâce aux infrastructures léguées par la colonisation japonaise (routes, chemins de fer, industries primaires, éducation, système de soin, etc.) et des liens étroits avec les Etats-Unis, l’île fabriquait alors des produits pour le monde entier, à l’instar des autres “dragons” asiatiques (Corée du sud, Hongkong et Singapour). Le contexte géopolitique de la Guerre froide tendait à occulter les agissements répressifs, voire sanglants, de la dictature. Durant plusieurs générations, hormis ceux qui se voyaient sélectionnés pour devenir membres du parti dirigeant, le Kuomintang (KMT), la majorité de la population était incitée à s’éloigner de la sphère politique, à regarder vers l’avenir en fermant les yeux sur le présent et en oubliant le passé. Ceux qui osaient émettre une opinion dissidente étaient violemment réprimés.

Une rupture s’est par la suite amorcée entre la génération née pendant la période de la Terreur blanche, habituée à voir d’un mauvais œil les activités militantes, et les idées progressistes des plus jeunes. Les cadres du Kuomintang ont longtemps gardé la main sur le système éducatif. Par exemple, un professeur de collège ou de lycée peut se voir dénoncé par des parents d’étudiants soucieux de l’ordre établi, et renvoyé sur la base de ces accusations. Si la presse et les médias sont relativement libres, hormis quelques exceptions les chaînes de télévision traitent l’actualité sur le mode du sensationnel et diffusent principalement des programmes de divertissement qui évitent les sujets sensibles. Quant à la plupart des postes dirigeants de l’administration, ils sont occupés par des proches du Kuomintang. Dans ces conditions, comment créer un espace de débat citoyen tolérant des positions différentes ?

Les crimes commis pendant la Terreur blanche ne sont que partiellement reconnus. Alors que les historiens parlent de 200 000 victimes, sur une période d’une quarantaine d’années (1949-1987/1991), le gouvernement du KMT n’en a admis que 15 000, et pour une période réduite au plus fort de la répression, de 1950 à 1955. Les manuels d’histoire qui pendant longtemps ont fait l’apologie du régime de Tchang Kaï-Chek, ne progressent qu’à pas très lents sur le sujet. Plus grave encore, aucune victime n’a été blanchie, et aucun criminel poursuivi. Les prisonniers politiques ont gardé leur casier judiciaire, avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Ce non-dit laisse traîner de nombreux traumatismes qui ne sont pas pris en compte ; lorsqu’ils sont évoqués auprès d’un psychiatre, ils sont le plus souvent traités comme des symptômes de phobie ou de paranoïa, avec forte prescription de psychotropes, et sans qu’aucun lien ne soit prononcé entre le vécu traumatique et la dimension collective de ce qui est confié. Si Taïwan a connu une démocratisation relativement paisible en comparaison d’autres pays, un travail de mémoire important reste donc à accomplir et à traduire en actes auprès des psychiatres et des psychologues cliniciens.

En protestant contre les manœuvres du KMT avec la Chine, le mouvement des Tournesols de mars-avril 2014 a provoqué un vaste débat sociétal qui pourrait également transformer peu à peu le rapport des Taïwanais à leur histoire collective et une meilleure acceptation des traumatismes causés par la Terreur blanche. Au lendemain de la décision d’un accord commercial avec la Chine, passée de force par le gouvernement, une cinquantaine de jeunes militants parviennent à occuper le Parlement et à repousser les assauts de la police. Les réseaux sociaux aidant, ils ont été très vite rejoints par des milliers de manifestants qui ont campé autour du Parlement. Au plus fort du mouvement, une gigantesque manifestation d’un demi-million de personnes a ainsi entouré le palais présidentiel et le Parlement, obligeant le gouvernement à revenir sur l’accord. Dans la mêlée, des étudiants ont été brutalement tabassés par la police et en gardent encore des traumatismes physiques et psychiques. Toutefois, point positif, cet épisode a réveillé l’histoire passée et posé des passerelles entre les générations. Alors que pour la génération des Tournesols, les petits-enfants, l’expression de “Terreur blanche” appartenait aux livres d’histoire, elle a soudain pris un sens concret. Le contexte politique qui a suivi l’occupation du Parlement a permis aux grands-parents une anamnèse touchant enfin les petits-enfants (la génération des « Tournesols »), et parfois aussi les parents. Des centaines de vies brisées sortent peu à peu du silence.

Aujourd’hui, des réflexions commencent à émerger chez les historiens et les sociologues taïwanais, en quête de vérité historique. Mais la question du poids traumatique et du « devoir de mémoire » (qui est en réalité bien plus une nécessité qu’un devoir), reste en dehors des débats. Envers et contre tout, un petit groupe de chercheurs se penche sur cette question.

Ce qu’ils constatent, c’est que les psychologues n’ont pas les outils pour soigner de tels symptômes, car les effets du traumatisme lié aux violences politiques ne sont pas abordés dans leur formation. Largement influencée par le monde académique américain, l’université est dominée par la psychologie cognitivo-comportementaliste et la neuropsychologie. De sorte que les problèmes psychiques sont traités, mais rarement entendus, et l’histoire personnelle ou familiale n’est pratiquement jamais appréhendée dans son contexte socio-politique. La thérapie par la parole est peu ancrée, et la psychanalyse y est, non pas méconnue, mais mal connue, ce qui est pire car ceux qui la rejettent croient la connaître.

Pour les quelques chercheurs qui tentent d’aborder les choses autrement et qui ont été formés à la psychanalyse en France ou aux Etats-Unis, la recherche doit être associée à la pratique clinique. Bien qu’ils peinent à obtenir les financements, ils ont récemment organisé un colloque-atelier, les 26 et 27 mars 2016, sur le soin psychothérapeutique destiné aux victimes de la violence politique. Cet événement, l’un des premiers à aborder ces thématiques à Taïwan, a attiré beaucoup plus de monde que prévu, soit plus d’une centaine de participants, pour la plupart de jeunes psychologues praticiens. Deux psychologues cliniciennes du Centre Primo Levi ont pris une part très active à ce colloque.

Parmi les prisonniers politiques sous le régime de Tchang, certains ont été enfermés de force et ont subi des sévices à répétition. Pris pour des malades psychiatriques à cause des symptômes développés par leur traumatisme—état de stress avancé, paranoïa ou réminiscences violentes—ils ont été envoyés en asile où ils ont subi des traitements inadaptés jusqu’à développer pour de bon des maladies psychiatriques. Dans tous les cas, les effets de ces traumatismes se transmettent de génération en génération en fragilisant les liens familiaux. C’est pourquoi il est urgent de déterrer ces non-dits, d’ouvrir une voie vers la reconnaissance des crimes commis et la poursuite des auteurs, d’initier enfin un véritable travail de mémoire et de réfléchir aux possibilités de thérapie pour libérer ceux qui en sont victimes du poids qui les empêche de vivre.

Article réalisé avec Jenyu Peng, chercheur à l’Academia Sinica, membre associé du CRPMS (Univ. Paris-Diderot), psychanalyste à Taipei

Brève chronologie de l’histoire de Taïwan

1624~1662
1626~1642

Colonisation hollandaise principalement au sud de l’île
Colonisation espagnole au nord de l’île

1683~1895 Colonisation chinoise (dynastie Ming puis dynastie Qing)
1895~1945 Colonisation japonaise
Octobre 1945 Occupation par des groupes armés du Kuomintang/KMT (le parti nationaliste chinois fondé par Sun Yat-sen, repris par Tchang Kai-chek) à la demande du Général MacArthur, chef d’état-major de l’armée américaine pendant la deuxième guerre mondiale
Février-mai 1947 Massacre du 28 février (« les événements du 228 »), causant des milliers de morts
1949 La République de Chine/ROC se replie sur l’île, début de la dictature de Tchang Kai-Chek, puis de son fils Tchiang Ching-Kuo, période dite de la « terreur blanche »
1971 La ROC perd son siège à l’ONU au profit de la République populaire de Chine
1975 Mort de Tchang Kai-chek
1986 Création du premier parti d’opposition, le Parti démocratique progressiste/DPP
1987 Levée de la loi martiale, amorce d’une démocratisation
1988 Mort de Tchang Ching-kuo ; son successeur Lee Teng-hui, d’origine taïwanaise, poursuit la démocratisation
Mars 1990 Sit-in étudiant des « lys sauvage » qui revendique une vraie démocratisation en abolissant des mandats à vie au Congrès national d’une ROC devenue fictive, en raison de perte de souveraineté sur la Chine
1996 Première élection présidentielle au suffrage universel, Lee est confirmé comme président
2000 Chen Shui-bian, président du DPP, devient président de la République
2004~2008 Deuxième mandat de Chen Shui-bian, mais le DPP reste minoritaire au parlement
2008~2016 Retour au pouvoir du KMT par l’élection de Ma Ying-jeou comme chef d’Etat, tandis que Chen Shui-bian, suspecté de corruption par des juges pro-KMT, est menotté en présence des média, puis mis en prison où il reste pendant tout le mandat de Ma.
Mars-avril 2014 Mouvement des tournesols contre la procédure anti-démocratique des accords commerciaux avec la Chine
Janvier 2016 Election de Tsai Ying-wen, présidente du DPP, comme chef d’Etat, et le DPP gagne plus de la moitié des sièges au Parlement