L’enfant face aux événements traumatiques

Comprendre ce qui est propre à l’enfant et sa particularité d’être en développement permet de mieux appréhender les effets d’événements traumatiques. Quelques réflexions d’Armando Cote, psychologue clinicien, psychanalyste et responsable de l’espace enfants-adolescents[1] au Centre Primo Levi.

Qu’est-ce qu’un enfant ?

Le plus simple, c’est de mettre cette question en parallèle avec une autre : « Qu’est-ce qu’un adulte ? », ce qui permet d’aborder ainsi les différences qui peuvent exister entre les deux. La plus évidente concerne bien sûr le corps. Cette différence physique entre l’enfant et l’adulte a permis de faire émerger l’idée selon laquelle les êtres humains se développent en passant par plusieurs phases, et notamment pour Freud, par plusieurs stades de la libido (stade oral, stade anal, stade phallique, période de latence).

Autre différence, le rapport à la temporalité. Freud précise que l’enfant a un lien plus direct que l’adulte avec la réalité, parce que, pour ce dernier, quelque chose s’est passé dans son développement : il s’est confronté à la question sexuelle de manière précise. La plupart du temps, durant l’enfance, il n’y a pas de partenaire sexuel ; l’activité est dite auto-érotique car le partenaire est fantasmatique. Il faut aussi préciser que la sexualité de l’enfant n’est que partielle, en d’autres mots, elle concerne des zones érogènes qui n’ont pas forcément affaire à la sphère génitale et, si elle concerne la sphère génitale, elle n’aboutit pas à une satisfaction complète. La sexualité enfantine est donc partielle et incomplète. Par ailleurs, elle méconnaît la finalité de la reproduction et elle existe en parallèle de l’amour pour les figures parentales. Dans le travail avec un enfant, c’est important de garder en tête cette incomplétude et cette absence de savoir sexuel. Il ne s’agit pas de le combler, mais de l’accompagner. L’enfant se cherche encore, il est dans une exploration. Selon Freud, la sexualité infantile n’évolue pas tranquillement vers la sexualité adulte. Enfin, une sexualité équilibrée suppose que, sur une même personne, puissent converger le courant de l’amour et le courant sensuel du désir. Les violences qu’ont subies certains enfants viennent justement bousculer cet ordre des choses. Une grande partie a été prise comme objet de jouissance par des adultes, et ces deux courants, amour et désir, ont été bouleversés par la haine et la destruction. Ces enfants ont connu des expériences trop tôt pour leur âge : ni leur corps ni leur psychisme n’étaient prêts à recevoir ce réel. L’espace enfants-adolescents du Centre Primo Levi est là pour les aider à se repérer et à comprendre ce passé.

À retenir aussi que l’enfant est un objet du narcissisme des parents. Dans le cas contraire, comme cela peut être le cas dans le parcours migratoire, dans un camp de réfugiés ou dans la grande précarité, l’enfant est abandonné et rapidement mis au service de la jouissance. Il peut constituer un danger, un objet de honte, un objet à mettre à l’écart.

Et donc, qu’est-ce qui fait trauma chez l’enfant ?

Le trauma, nous pourrions le définir comme un moment de rencontre avec un événement qui n’était pas prévu. C’est aussi ce que l’on entend par Réel, ce qu’il n’est pas possible d’anticiper. Mais toute rencontre avec le réel n’est pas traumatique. Aussi faut-il deux temps pour que l’on puisse parler de trauma. Le premier temps, celui de l’événement, n’est pas traumatique. Il peut produire plusieurs effets : l’effroi, la peur, l’inhibition, qui peuvent disparaître et s’oublier pendant un certain temps, comme c’est le cas avec les abus sexuels. Après l’attentat sexuel, il peut se passer beaucoup de temps sans que l’enfant réalise ce qui s’est passé. C’est souvent plus tard, dans un deuxième temps, que l’événement prend un caractère traumatique. C’est pour cette raison que, dans la clinique avec les enfants, il ne faut pas s’arrêter aux événements dits « traumatiques » parce qu’on ignore la signification qu’ils prendront, après-coup, dans leur histoire.

L’enfant arrive souvent en consultation à la demande de l’adulte. C’est l’entourage qui suppose qu’il est traumatisé. Cette vérification se fait au cas par cas, d’où l’importance des entretiens préliminaires qui permettent de recevoir la demande de l’adulte dans un premier temps et, ensuite, d’interroger l’enfant. Aussi pourrions-nous dire qu’il existe là aussi deux temps. Tout d’abord, le temps de la demande des parents, la demande scolaire, la demande sociale, qui est à prendre au sérieux, parce qu’elle nous indique en quoi l’enfant ou l’adolescent ne rentre pas dans les cases de l’idéal familial ou sociétal. Autrement dit, quelque chose fait symptôme : « Il fait pipi au lit », « À l’école, il n’apprend pas », « Il est agressif avec ses copains ».Puis, ce deuxième temps, où il faut reprendre avec l’enfant : que pense-t-il de tout ce dont se plaint l’autre? Souvent, l’enfant ne sait pas qu’il ne va pas bien. C’est pour cette raison que la demande provient de l’adulte. Il faut arriver à ce que l’enfant s’intéresse à son propre cas.

Je pense à un petit garçon qui a été séparé de sa mère durant la traversée de la Méditerranée. Faute de places suffisantes sur le bateau, la mère décide de confier l’enfant à son grand frère de 15 ans afin qu’ils puissent faire la traversée, mais seuls. Le trajet est catastrophique. Les enfants deviennent témoins de plusieurs morts. Une fois en France, les deux frères sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, mais séparés. C’est une assistante maternelle qui vient donc faire la demande pour le plus jeune. Il souffre de cauchemars, probablement en lien avec cette traversée. En séance, l’enfant évoque plutôt ses parents qui, dans ses rêves, ne cessent de l’appeler. Je lui propose de dessiner comme il peut, car son graphisme est très peu développé. Il dessine son père, sa mère, qui l’appellent dans ses rêves. Je lui propose alors de mettre le dessin de ses parents dans une boîte, à qui il adresse une demande, celle de ne plus appeler pour qu’il puisse dormir tranquille. Suite à cela, les dessins se mettent à changer. L’enfant dessine des cœurs et des fleurs ; part avec son dessin qu’il va afficher dans sa chambre. Les deux frères ont vécu les mêmes événements. Si l’aîné semble très marqué par ce dont il a été témoin en Méditerranée, le cadet, lui, était plus affecté par la séparation d’avec ses parents. D’où l’importance de reprendre avec lui ce qui fait retour et insiste. Quand l’enfant repère ce qui lui fait mal, ce qui ne va pas, le travail peut commencer. Travail qui ne peut se faire qu’en partenariat avec les parents, l’institution ou la personne qui adresse la demande.

Si je comprends bien, malgré un événement traumatique, l’enfant peut ne pas développer de traumatisme ?

Tout à fait, un traumatisme ne dépend pas de l’ampleur de l’événement vécu. C’est l’enseignement de la clinique du Centre Primo Levi, il faut accueillir la parole de l’enfant sans aucun a priori, sans l’interpréter. En d’autres mots, c’est une clinique où il ne faut pas donner de sens à des histoires qui en ont déjà assez de par leur caractère politique. Autrement, nous risquons de fixer le sujet sur l’événement. Souvent, ce que l’on constate, c’est qu’une fois que l’enfant raconte l’histoire jusqu’au bout et que c’est entendu par quelqu’un, sans qu’il y ait de retour, seulement un accusé de réception de cette parole, cela produit déjà un effet thérapeutique. Cela confirme que toute parole demande une réception. Le traumatisme, nous pourrons le repérer dans le retour d’une scène, dans son insistance dans le récit. Donnons un exemple.

C’est un petit garçon qui a subi des violences sexuelles. Suite au décès du père, la mère va résider chez des membres de sa famille où elle se met à vivre un enfer. Elle a interdiction de sortir et apprend par son fils qu’il subit des abus. À l’époque, il a 5 ans. Elle cherche donc à fuir. Ils arrivent en France au bout de quelques mois, où l’enfant est tout d’abord pris en charge sur le plan médical. Au Centre Primo Levi, ce n’est pas l’abus qui occupera les séances. En effet, l’enfant est trop petit pour qu’il puisse se représenter le sexuel. D’une manière générale, cela peut s’observer chez tous les enfants au niveau des blagues où la connotation sexuelle n’est pas du tout comprise, puisque la libido n’est pas encore fixée sur un objet précis. Ce qui sera travaillé à travers les dessins qu’il réalise, c’est le regard et les rires de l’homme, qu’il représentera comme un monstre, car il avait peur de lui. « Il regarde quoi ? Et il rit de quoi ? » sont les questions qu’il se pose. En d’autres mots, qu’est-ce que cet autre me veut ? Ce n’est pas un moment qui a occupé beaucoup de séances, mais c’était d’une importance essentielle, pour lui, de comprendre que cette place d’objet de jouissance pour l’autre est interdite et qu’il n’avait rien fait pour se retrouver à cette place-là. Par la suite, aucun cauchemar, ni aucun autre trouble n’a été rapporté. Nous avons pu arrêter les séances.

Quel travail avec les enfants alors ?

C’est au cas par cas. « Le symptôme de l’enfant » est une réponse à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale. Ce type de symptôme se différencie largement du symptôme en tant que signe médical psychopathologique à soigner ou à guérir.  Le travail que nous pouvons faire est celui de médiation. En effet, l’enfant, dans sa fragilité, est ouvert à toutes les prises fantasmatiques et devient l’objet de jouissance, de la mère ou du père. La médiation que nous proposons est une tentative, en tant qu’institution de soins, de suppléer la fonction des parents. C’est possible au Centre Primo Levi car nous pouvons être plusieurs à intervenir autour d’une seule situation. En effet, la médiation doit se faire à plusieurs niveaux : social, juridique et médical. Le seul axe psychologique ne peut suffire compte tenu de l’étendue des symptômes.

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef


[1] Lieu d’accueil du Centre Primo Levi dédié aux mineurs pour qu’ils aient leur propre espace de parole